- Présentation (09'21)

Joan Aguila -
Bonjour à tous. Pour la dernière séance du séminaire de Marc Chemillier, nous avons la chance d'accueillir eRikm, musicien platiniste, compositeur. On va organiser la séance de la manière suivante : une brève introduction où je ferai une petite biographie d'eRikm, où j'aborderai ses influences musicales, les musiciens et artistes avec lesquels il a pu collaborer, quelques travaux en art plastiques, pour avoir un aperçu de ses différentes casquettes. Puis eRikm jouera, il fera une petite improvisation avec son dispositif instrumental qui est ici et ensuite on entamera une discussion sur différents thèmes : son rapport à l'instrument, son rapport à l'improvisation, au geste, des questions de rythme.
[Biographie]
- Improvisation d'eRikm (10'24)

Écoute : eRikm, improvisation en direct
- Technologie (23'01)

JA - Tu pourrais commencer par présenter ton instrument, expliquer comment il fonctionne, expliquer le rôle des différents composants.
eRikm - J'ai eu plein de périodes... Au départ je travaillais avec des vieux tourne-disques. J'en avais plein, c'était un système assez similaire à celui de Christian Marclay ou Martin Tétreault. Très rapidement j'ai commencé à travailler avec ces choses-là, à partir de 1993-1994. A partir de 1997, j'ai commencé à faire de plus en plus de concerts. Techniquement, ça devenait de plus en plus problématique de transporter tous ces objets, surtout qu'ils se cassaient dans les transports. J'ai donc acheté trois platines Technics, ce qui me permettait de les demander systématiquement dans les endroits où j'allais [sans devoir les transporter moi-même]. Il y a donc un rapport économique au départ sur le fait d'utiliser ces platines. La première pièce que j'ai faite avec ces platines-là est celle que tu as utilisé pour faire ton mémoire [la pièce intitulée [Réutilisez]]. Je n'avais pas de désir particulier à travailler avec cet objet. Ce qui a changé beaucoup de choses, c'est de travailler avec des platines qui sont extrêmement lourdes, treize kilos chacune, et qui ont un entrainement électro magnétique. La musique a changé. Il n'y a pas du tout le même engagement physique sur ce type d'objet. Ca m'a permis de développer toute une gestuelle que je ne pouvais pas faire avec des platines traditionnelles, tout simplement parce que les tournes disques que j'utilisais, le plateau en soi n'utilisait pas la surface du disque, c'était assez bancal [plateau trop petit par rapport au vinyle]. Par exemple, quand je jouais en extérieur, il y avait du vent et les disques s'envolaient. Ca faisait partie de la musique mais ça pouvait être pénible à certains moments. Ces deux platines sont vraiment arrivées vers 1998. Je travaillais à l'époque avec une console de mixage traditionnelle, avec simplement deux auxiliaires. J'ai arrêté de jouer avec des disques de 2002 à 2005. J'en avais marre de ça. Au départ, dans les précédents systèmes, j'utilisais beaucoup d'effets de guitaristes, de pédale de volume, de distorsion etc. et il y avait quelque chose qui me dérangeait autour de ça. La première génération de Kaoss Pad sont arrivés et j'ai fait tabula rasa pendant cette période.
JA - Les Kaoss Pad sont donc les... ?
eRikm - Les Kaoss Pad sont ces instruments. Ils sont un peu sales, ils sont en 16 bits. Ça c'est la deuxième génération [il montre les instruments de son dispositif].
JA - C'est comme des pédales d'effet ?
eRikm - Ce n'est pas vraiment des pédales d'effets parce que ce sont des objets qui sont vides au départ. Il y a une abscisse et une ordonnée. On peut fonctionner avec un seul doigt, on ne peut pas utiliser plusieurs doigts en même temps. Ce qui m'intéressait, c'était de virer toute la lutherie et de travailler avec trois Kaoss Pad qui étaient montés en anneau, les uns dans les autres avec une console de mixage. Il y avait une espèce de cannibalisme sur le système lui-même. Il y avait donc un générateur de fréquences que j'envoyais dans la console et avec les auxiliaires, je commençais à fabriquer des formes directement avec ces trois Kaoss. Ça c'est un Jam Man [il montre l'instrument], c'est un looper, un delay dans lequel on peut accumuler les couches [de sons enregistrés]. C'était fait pour les guitaristes dans les années 1990. C'est pour moi une mémoire de stock de tout ce qui peut se passer dans le système.
JA - Je viens d'afficher à l'écran une différence entre tes premiers dispositifs instrumentaux qui datent à peu près de 1995. Et la figure 2 qui présente le dispositif avec les Kaoss Pad en anneaux. On peut voir ici le parcours qui a pu se faire en l'espace de dix ans. On peut voir sur la première photo la différence entre une disposition du matériel hétérogène, pas très fonctionnelle, et l'ergonomie d'un instrument qui date de 2002 où tout est...
eRikm - Disons que le premier dispositif n'était pas du tout fait pour le live. C'était pour faire de la musique de collage. C'est quelque chose que j'ai transposé de ce que je faisais en vidéo ou en papier. A cette époque-là, je n'avais pas encore découvert les stickers, les autocollants pour faire des boucles. Je faisais ça avec des cutters à ce moment-là. J'étais complètement déconnecté de la scène expérimentale. Je rentrais à peine dans ces choses-là. J'ai réinventé énormément de trucs par manque de connaissance. Ce système-là par contre [photo du dispositif de 2002], est vraiment fait pour le live. Ça c'est le fait d'avoir beaucoup travaillé avec des instrumentistes. Ce dispositif me permet d'être dans du traitement en temps réel, comme les instrumentistes. Les Kaoss Pad permettent de pouvoir sampler dans un temps relativement modeste, avec une compression un peu sale. Ce qui m'intéressait là dedans, c'est le côté extrêmement pauvre et le fait de devoir être en permanence en action pour alimenter la machine. Il y a une espèce d'équilibre à trouver à un moment donné. Il y a une fuite en avant en permanence sur ce genre d'objet. Le fait d'injecter un son à l'intérieur de ce système de Kaoss Pad me permet d'avoir une multitude de possibilités, que j'ai finit par restreindre avec le temps. Je finis quand même par jouer de la même manière. Même dans les gestes, les façon d'exploiter ces surfaces-là. Il y a une différence entre les Kaoss Pad et le Lemur [marque d'une tablette tactile qui permet de contrôler et de faire moduler des séquences audio]. Ce qui me dérangeait dans le Lemur, c'est qu'il n'était pas assez rapide, il avait un temps beaucoup trop long. Donc quand on passait par des phases de flamenca, le Lemur était complètement à côté. Il créait des bugs qui étaient intéressants mais le prix du bug était trop élevé pour moi.
JA - Pour information, le Lemur est une tablette tactile c'est ça ?
eRikm - Oui, je pense qu'ici [à l'IRCAM] il y en a eu beaucoup. Ce qui est beaucoup plus simple maintenant avec les iPad. Je vais développer ça l'année prochaine au GMEM à Marseille. Finalement ce système-là va disparaître [systèmes de Kaoss Pad], on va travailler sur un système de iPad, en multi-touch et rentrer dans autre chose. Voilà. Pour ce qui est de la console de mixage de DJ traditionnelle, c'est assez étonnant de voir l'influence de cette lutherie-là, de cet instrument-là. Je me suis rendu compte à un moment donné que sur une table de mixage [de DJ], je commençais à avoir un rapport très différent, sur les fade tout simplement, c'est-à-dire le fait de couper, de remonter, de repartir, d'avoir quelque chose qui vient vraiment de l'école hip-hop. Moi je ne viens absolument pas de cet endroit-là. C'est l'instrument qui m'a amené dans cette direction-là. Donc j'ai mis à peu près un an à maitriser cette chose. Le fait d'être en On/off, le fait qu'il y ait un cross-fade change quand même beaucoup de choses, même si maintenant je ne l'utilise pratiquement plus. C'est assez étonnant les parcours qu'il peut y avoir à travers les réseaux. Si par exemple cette platine-là fonctionne avec ce Kaoss Pad et cette platine-là avec ce Kaoss pad, celui qui est au centre est en auxiliaire et branché avec le quatrième. Après, à travers les sorties casque, ils repassent les uns dans les autres, donc je peux travailler juste sur ces matériaux où à partir de ça. Et lui, il me permet d'enregistrer l'ensemble. Il y a des périodes où je travaille plus sur une machine plutôt que sur une autre, dans les périodes où je travaille beaucoup en concert. Par exemple, ça c'est un dispositif avec lequel je ne travaille jamais à la maison. Je n'ai pas du tout un rapport d'instrumentiste tel que je pouvais l'avoir quand j'étais guitariste où je travaillais régulièrement pour pouvoir avancer. C'est quelque chose qui se développe systématiquement dans le temps et sur scène. Je le vois, quand je suis dans des périodes où je ne joue pas pendant un mois, le premier et le deuxième concert ne sont pas forcement fabuleux. En tout cas, je ne prends pas forcement du plaisir, mais ça commence à se mettre en place.
JA - Donc ça veut dire que tu as un geste que tu as travaillé, que tu maîtrises, que tu travailles, que tu connais et qui est fixé sur certaines choses. Par exemple, la manière dont tu bouges le pitch, où tu vas scratcher, ce sont des techniques que tu as réfléchies et adaptées à l'ergonomie de l'instrument ?
eRikm - Il y a un moment donné où il y a une mise en abyme de toutes ces choses-là. Donc je ne peux pas le figer sur le fait de l'avoir réfléchi ou non. Par exemple, les disques qui sont là, dans l'ensemble, ce sont les mêmes que j'utilise depuis quinze ans, donc ils sont extrêmement sales. Il y a aussi des disques personnels. Ce sont des dubplate sur lesquels je mets des sons dessus et qui sont beaucoup plus propres, pour passer dans des dynamiques différentes, pour passer dans quelque chose qui est très granulaire au niveau de la matière. Le fait d'amener, à un moment donné, quelque chose d'extrêmement propre à l'intérieur, ça ouvre. Ça permet de faire des champs et des contre-champs. Toutes les techniques qui sont à l'intérieur de ça sont là pour changer le statut de l'objet. C'est à dire que si je laisse tourner le disque tel quel, soit il change de vitesse, il y a des variations, des trémolos. Là-dedans, pour moi il y a un rapport au jeu qui est très important dans le fait d'entretenir le son qui est fixé sur le support, c'est à dire le modifier. Sinon je suis dans un rapport de mixage, de DJ, c'est à dire de passer d'une forme à une autre, c'est à dire le cut...
JA - Qu'est ce que tu veux dire par DJ ?
eRikm - C'est-à-dire le fait d'être dans un rapport au mixage. Le fait de passer d'une pièce à une autre, même si c'est aussi le cas [chez moi]. C'est de ne pratiquement pas bouger la proposition [l'enregistrement du vinyle] qui est fixée sur l'objet. Là elle est changée en permanence. Evidement il y a des séquences où si par exemple je suis en 33 tours et le pitch sur zéro, l'objet n'a pas le même statut que si je le passe en 45 tours. Je m'empare de l'objet. C'est comme prendre cet objet-là et le mettre au sol. A un moment donné, je le faisais même par provocation, dans les scènes de Jazz par exemple, dans lesquelles j'ai beaucoup joué. Le fait d'utiliser un disque d'Albert Ayler, de jouer avec et de le poser par terre était une hérésie, ou du Sun Ra. C'est vraiment un statut d'objet [l'objet a vraiment un statut], c'est une mémoire qui est fixée là-dedans. Il a fallu casser cette histoire-là aussi, même dans ce milieu-là. Moi j'ai beaucoup plus tournée finalement dans les scènes de musique improvisé qui sont issues du jazz et du free jazz, et pas mal par rapport à la musique électronique... A la fois c'est étonnant, Global Techno, effectivement pourquoi pas, mais en même temps c'est une scène que je ne connais absolument pas, que ce soit au niveau de l'esthétique. Pour moi on est dans un rapport très différent à la musique.
JA - J'ai une question : pour revenir à la question de l'instrument. Quand tu joues est-ce que tu sais exactement ce que tu fais ? Tu as une pile de CD ou de vinyles, tu sais à peu près ce qu'il y a à l'intérieur. Quand tu vas prendre le diamant et tu vas venir le poser sur un endroit précis et ensuite tu vas venir manipuler cet extrait avec les Kaoss Pad ou tu vas le sampler, est ce que tu t'attend à ce qui va venir ? A un moment, je me souviens que tu me disais que t'avais fait une performance où c'était le public qui ramenait les vinyles et toi tu venais les mixer en direct. Il y a donc cette dimension de je ne sais pas trop ce qu'il y a...
eRikm - Evidement, ça fait longtemps que je les utilise, donc je sais plus ou moins ce qu'il y a dessus, mais je n'ai pas d'endroits calé pour passer à un son de grosse caisse. Moi je travaille vraiment sur l'accident. C'est très important d'être en permanence dans un rapport de fuite, d'une certaine manière. Je ne prends pas en compte ce que je viens de jouer et je n'anticipe absolument pas ce que je vais faire. Ce qui m'intéresse, c'est vraiment être dans l'instant, la façon d'être dans cette période-là. C'est ce qui m'a permis de développer le rapport au corps. Au départ, je composais vraiment les pièces, c'est à dire que je rejouais les pièces pour vinyles qui étaient dans un format très rock dans la construction, très classique, format 45 tours en quelque sorte, avec une introduction et un refrain. J'en ai fait des très longues. Ce sont des pièces que je jouais assis. J'étais très concentré, j'étais très sérieux très cérébral, je passais d'un truc à un autre. Il y a quelque chose qui m'ennuyait dans l'engagement physique. Le fait de se mettre à la verticale, travailler avec la danse m'a aussi permis de me désinhiber complètement, sur le plateau, à cet endroit-là. Avoir une action sur l'objet et être assez physique. Par exemple, pendant la tournée qu'on avait faite en 1998-99 avec Christian Marclay, beaucoup de gens me disaient que je jouais beaucoup trop fort par rapport à lui, alors qu'au niveau des consoles on était au même niveau. La différence était que j'avais une action physique, il y avait un geste, une cohérence. Quand j'envoie quelque chose, on le sent qu'il passe. On n'est pas dans une espèce de friture. A partir du moment où on a une action, elle est identifiée. On a donc l'impression qu'elle est beaucoup plus lisible et qu'on est dix décibels au dessus. Pour moi, c'est important d'avoir ce rapport au corps sur l'objet. Ca dépend des salles, des lieux. Quand on joue dans une église, dans un musée ou dans un festival avec des esthétiques différentes, je n'ai pas forcement le même rapport. Par exemple, la semaine dernière, quand tu es venu et qu'on jouait en quatuor, on était dans un endroit complètement différent. On était quatre à avoir la même lutherie et en sachant que ça génère tellement de son. Comment rentrer dans ces failles pour amener quelque chose qui est pertinent, ce qui n'était pas évident la dernière fois.
JA - Mais par exemple, en quoi le mode de jeu change quand tu joues avec un instrumentiste, comme Michel Doneda, ou un quatuor, comme tu as joué la semaine dernière avec quatre platinistes ou un duo avec deux platinistes ? Qu'est ce qui change à la fois dans ta manière d'appréhender l'objet et à la fois dans l'écoute, dans le phrasé ?
eRikm - L'écoute est la même. La différence c'est qu'un instrumentiste travaille dans une valeur harmonique et un rapport rythmique. L'instrument électronique est extrêmement pauvre qu'on ne peut pas phraser. On peut phraser quand on est dans un langage de DJ, mais qui devient très stéréotypé. Vu que chez moi, il y a beaucoup de choses anecdotiques là-dedans, quand je commence à travailler dans les phases de hip-hop classique en mixant des choses différentes, c'est tout autant anecdotique que ce qui est fixé sur le support. Je préfère travailler avec des instrumentistes qu'avec des gens qui viennent de la musique électronique. Au niveau du développement, la construction de la musique est toujours plus riche pour moi et l'engagement est beaucoup plus important. C'est plus compliqué de travailler avec un instrumentiste parce qu'il peut partir complètement. Il peut partir d'une thématique et changer. Ici [avec les platines] on est dans des ruptures, on est dans des cut, on passe d'une forme à une autre. Il y a des moments où je suis à la traine avec ça et j'utilise ma voix et je passe par un effet et je phrase à l'intérieur de ça. L'objet est figé dans son corps et moi je me déplace dans ce corps qui est samplé. On est dans un objet qui est figé, dans un temps extrêmement rapide. Ça ne fonctionne pas du tout de la même manière au niveau de la pensée. Avec la voix par exemple, ce type de lutherie est très barbare. Donc par rapport a des instrumentistes qui utilisent la même chose, la gestion du temps, selon l'endroit où se place le platiniste, est différent. Ce fameux concert en quatuor aux platines, il y avait deux familles.
JA - Pour information, il y avait quatre platinistes, Martin Tétreault, DJ Sniff et Arnaud Rivière...
eRikm - Martin Tétreault et Arnaud Rivière sont plutôt dans la lutherie de l'instrument, c'est à dire qu'ils n'utilisent pas un disque. Ils utilisent la platine comme un microphone. Alors que DJ Sniff est quelqu'un qui est plus jeune que moi et qui pour moi est la personne qui est la plus intéressante dans ces pratiques actuellement. Parce qu'il a intégré réellement des logiciels comme Max MSP qui tournent derrière. Il a une seule platine et il a une façon de travailler la musique où il est vraiment dans les deux cultures populaires et savantes. Après, il a quelque chose de vraiment répétitif qui est dû à la lutherie électronique qu'il utilise. Je ne sais pas si c'est un problème d'imaginaire chez lui ou c'est dû à la lutherie, mais on a des formes assez similaires. Donc que ce soit Sniff ou moi, on était dans des esthétiques communes alors que les deux autres étaient dans la leur. Ce qui était difficile c'est que Martin et Arnaud en travaillant directement avec la platine comme microphone mangeaient d'entrée le spectre. Il y a un cinquante hertz qui arrive, ça travaille sur du feed-back en permanence avec de la rythmique, on est beaucoup plus proche de la musique industrielle finalement. On est dans quelque chose qui est extrêmement brouillé. Ils sont dans une esthétique extrêmement précise, on ne peut pas changer d'image, on travaille réellement dans cette image-là. Quand on travaille avec Christian Fennesz, qui travaille sur la synthèse granulaire, on ne peut qu'être dans cette esthétique-là. Ou Merzbow, ce sont des gens qui ont une esthétique tellement forte que c'est difficile d'en sortir. Moi ce sont des choses qui ne m'intéressent plus, de rentrer dans ces choses-là. L'autre soir, quand on a fait ce quatuor, c'était le contexte qui faisait que c'était intéressant. A l'issue de ces enregistrements il va y avoir deux vinyles qui vont être traités d'une certaine manière. C'est un artiste qui nous avait invité qui s'appelle Yann Legay. C'est un jeune plasticien français qui travaille beaucoup sur le vinyle. Donc dans ce contexte-là c'était intéressant. Sinon, il y a quelque chose pour moi d'assez caricatural dans ce genre de pratique. Il y a quelque chose qui est figé dans le temps. Il y a deux ans j'ai participé à un festival qui s'appelle T.I.T.O Festival [T.I.T.O. : The International Turntable Orchestra. Festival de platinistes qui s'est déroulé en juin 2009 à Berlin], où il y avait tout le turntable international. Pratiquement tout les platinistes s'étaient retrouvés. On était 25 sur le plateau et je trouvais que c'était la fin d'une pratique, d'une époque. Dans la salle il y avait les deux curateurs qui avaient inventé le Broken Music dans les années 1980. Ils retraçaient l'historique avec toutes les personnes à la fois pour le son, l'art plastique et le rapport au vinyle. Finalement ce qui a été présenté sur ce plateau à Berlin, c'est ce rapport qui était de l'ordre du grésillement, du noise. Il n'y avait pas vraiment de formes nouvelles. Ça c'est surtout parce que DJ Sniff n'était pas là. Pour moi, c'est le point de fuite par rapport au reste. Il y a quelques personnes qui amènent des choses mais ils mettent toujours du temps à apparaître. Moi, avec ce dispositif-là, je suis arrivé en plein dans la grosse période hip-hop et techno, à une époque où il y avait beaucoup d'argent dans la culture, ce qui n'est plus le cas. Certains festivals ne devant pas rendre leurs comptes à leurs subventionneurs, ils se permettaient de pouvoir faire des choses un peu plus aventureuses. Moi j'ai vraiment surfé sur ces choses-là. C'est beaucoup plus difficile pour les musiciens plus jeunes qui partent sur des choses, sur de l'expérience.
- Pulsion/pulsation, Jeff Mills (29'21)

JA - Tu disais que tu étais toujours en action, qu'il fallait toujours que tu maintiennes ton dispositif instrumental en éveil car sinon il se sclérosait. Est-ce que tu pourrais expliquer ça ? Est-ce que c'est ton dispositif instrumental qui est conçu de manière à ce que tu sois obligé d'agir en permanence dessus sinon il s'éteint, ou c'est toi qui décide de toujours avoir une action. J'aimerais, avant que tu répondes, te faire écouter un extrait. C'est l'extrait d'une performance de Jeff Mils, un musicien techno qui lui aussi est toujours en action, mais pas sur les mêmes paramètres.
Écoute : Vidéo de Jeff Mills
JA - On voit ici Jeff Miles qui est aussi toujours en action sur ses platines. Comment tu te différencies par rapport à lui, est-ce qu'il y a des points en commun ?
eRikm - Le temps n'est pas entretenu de la même manière, on est dans une pulsion [pulsation ?], on est vraiment dans des formes où on est toujours dans une valeur rythmique et harmonique toujours très présente. Il y a quelque chose qui est là, en permanence, même s'il peut passer d'un beat à un autre. Il y a toujours cet entretien. Moi je ne me pose pas la question de ça. Ce n'est pas mon problème d'être dans cette pulsation-là. Ce qui m'intéresse, c'est quelque chose qui est beaucoup plus de l'ordre de la survie au moment où on joue. C'est assez politique le fait de travailler sur ces endroits de faille et de travailler à l'intérieur de ça et d'être en rupture, d'être en coupure avec des instruments qui sont vraiment issus du monde industriel, qui sont conçus pour faire ça. C'est fait pour faire danser les gens. Surtout ces platines-là, ces modèles-là. Les Kaoss pad, quand on commence à travailler avec, on se rend compte que c'est vraiment formaté, c'est quelque chose d'extrêmement précis. Ce qui m'intéresse c'est d'utiliser ces instruments-là, de les détourner entre guillemets. Il y a d'autres choses que j'ai réellement détournées pour en faire autre chose mais je suis très vite arrivé à faire du bruit. C'est toujours plus facile de déconstruire que d'embellir. On est dans un rapport qui est très musical. Je ne me pose pas forcement la question de la musique à cet endroit-là. Moi c'est la façon de projeter un son dans l'espace, la façon dont je l'entretien. Effectivement, il y a quelque chose qui est de l'ordre de l'urgence. Et cette urgence-là, avec le système des Kaoss Pad, le loop system, effectivement je suis obligé de l'entretenir en permanence sinon on rentre dans un feed-back tout de suite. Alors qu'avec les platines je pourrais tout simplement envoyer un disque et puis aller au bar. Ça peut marcher tout seul, je n'ai pas besoin d'être en action dessus. D'ailleurs il y a un moment donné où je vais aller chercher des disques derrière et l'objet tourne tout seul. Je pourrais le laisser tourner... Il y a un concert que j'ai commencé comme ça, dans une salle à Reims, la salle du [?]. Ça commençait avec du Brahms, pendant cinq minutes, j'ai mis toute la pièce. Je trouvais que ça marchait très bien avec l'espace, avant de rentrer à l'intérieur.
JA - Mais Jeff Mills lui aussi est toujours en action. Ce ne sont pas les mêmes actions, c'est à dire que lui vient sculpter. Lui aussi il vient disposer dans l'espace. Il va modifier le timbre, il va sculpter le tempo, même s'il y a toujours le boom derrière.
eRikm - Mais il y a un rapport au beau, un rapport au « bien fait ». Il y a quelque chose de très gentil. Ce n'est pas une histoire de bien ou de mal, mais... C'est très attendu, en permanence. Je ne veux pas dire que ça, ça ne l'est plus [en parlant de sa musique] parce que... C'est loin d'être novateur ou quoi que ce soit. Par rapport à ce que Pierre Henry pouvait faire en 1948 sur des platines, ça a toujours été impressionnant de voir comment ça fonctionne. Le rapport au son est beaucoup plus plastique que musical, même si effectivement je fais beaucoup de concert, beaucoup dans la musique. Par exemple quand je travaille avec des instrumentistes, ça dépend des instrumentistes, j'écoute très peu ce qu'ils sont en train de faire. C'est plutôt quelque chose qui est de l'ordre du vibratoire, c'est plutôt le physique, c'est la masse, c'est l'objet qui est à côté de moi, c'est l'humain qui est à côté de moi. C'est la même chose avec la danse. Quand je travaille avec la danse, je regarde très peu les mouvements, de manière à ne pas être dans du sensoriel-moteur, de ne pas accompagner ces choses-là. De sentir cet objet se déplacer dans l'espace. Un instrumentiste qui est à côté de toi, c'est une masse. C'est cette énergie-là que je cherche. Evidement, il y a une correspondance avec le son. Il y a beaucoup de musiciens comme ça. Tom Cora par exemple a quelque chose vraiment de très puissant sur scène, dans des formes d'improvisation, parce qu'après dans des formes écrites c'est très différent. Ce n'est pas le problème [avec les formes écrites], on est sur le papier. Mais dans l'improvisation, ce sont des choses qui sont importantes. Et là [vidéo de Jeff Mills], il se passe la même chose par rapport à la techno. Je sais que les quelques fois où j'ai pu mixé, pour des amis ou dans des fêtes, ou même en jouant ce type de choses, le retour de salle et l'énergie de salle est extrêmement important, au delà de l'acoustique. Le retour du public est très important. Et dans ce cas de figure, c'est très très important parce qu'il faut entretenir la danse et ça dure un moment, donc il faut vraiment sentir ces mouvements-là. Ces mouvements-là on les a dans l'énergie, ça n'arrive pas comme ça. Il y a un feeling, il y a un flux. Il y a un aller retour en permanence. J'ai vu des salles où le DJ n'était pas bon et ça tombait complètement et c'est terminé. Avant de refaire partir l'histoire... Donc lui même est dans une motivation par rapport à ces choses-là, il a un rapport au corps en alimentant tout simplement le public. Il y a un truc collectif. Moi je ne me pose pas forcement la question quand je le fais. Même si j'ai un retour de salle très très puissant. Quand il y a des salles qui se vident, on le sent. Ça m'est arrivé plusieurs fois, parce que c'était le mauvais contexte, je n'étais pas au bon endroit et c'était d'un ennui de telle manière à partir. Ça on le sent. Quand il y a une salle qui s'ennuie, on le sent. Quand on n'est pas au bon endroit, ça influe directement sur la façon de jouer. Même avec des choses qui sont fixées.
Marc Chemillier - Est-ce que le retour de salle est différent quand c'est avec une pulsation et pour la danse, ou quand ce sont des choses plus expérimentales ?
eRikm - Je ne pense pas que ce soit différent. Je ne pense pas...
MC - Parce que même quand on fait une conférence, on sent quand on intéresse les gens ou pas. Ça c'est quelque chose d'assez universel. Mais est-ce qu'il y a quelque chose de spécifique quand il faut que les gens se bougent et qu'il faut les faire danser ?
eRikm - Je pense qu'il y a une forme vibratoire. Il y a un moment donné où les gens rentrent dans cette forme-là et ça il faut l'entretenir. C'est comme la parole, on est dans un flux. La différence c'est que là il faut faire bouger des corps. Evidement plus il y a de corps qui bougent... hier soir je suis arrivé cette nuit pour venir ce matin... C'était la fête de la musique et dans le métro... Moi je vis à Marseille, je ne vis pas à Paris et je n'ai pas l'habitude de ces grosses grosses masses enivrées. C'était quand même la fête de la musique et c'est étonnant le lien... Arrivé à une des grosse stations, aux Halles, une masse absolument énorme est arrivée, le premier train était complètement blindé. Ceux qui étaient à l'intérieur ne pouvaient pas sortir et ceux qui étaient à l'extérieur voulaient rentrer. Il y avait une espèce d'incohérence comme ça, de frottement de flux. Moi j'étais chargé et ça me posait évidemment un problème, mais il fallait attendre deux rames et puis ça passait très bien. J'aimais bien cette interaction qu'il y avait entre ces deux forces, ces deux masses. J'ai le sentiment qu'il y a ces frottements dans les corps. Plus il y a de gens qui s'amusent plus ça fini par être quelque chose de collectif. On voyait ça dans les free party à l'époque. Moi j'en ai fait, pas du tout comme musicien, mais plutôt dans un rapport à la scénographie. En suite, j'ai beaucoup bossé dans des clubs en Angleterre, dans la scénographie, pas du tout dans la musique. J'ai vu le début de la drum & bass, de ces espèces de transes collectives. Le rapport au temps est aussi très différent. Là il y a quelque chose qui est de l'ordre de la performance mais très rapide. Une forme de performance telle qu'on peut la transposer dans l'art. Ce qui m'intéressait dans la techno, c'est justement le rapport au temps. Le fait de sortir du format 45 tours, du rock & roll et de tout ce qu'il y a à l'intérieur de ça pour repartir sur des choses qui sont beaucoup plus tribales. Il y a toute une génération qui est rentrée là-dedans, qui n'est pas la mienne. Il y a des gens de ma génération qui y sont rentrés, qui avaient terminé leur adolescence à un moment donné, puis qui ont fait encore 10 ans dans celle-là, qui se retrouvaient à 40 ans un peu fatigués. Je parle au passé parce que pour moi c'est quelque chose qui est terminé. La dernière free party que j'ai vue n'avait absolument rien à voir. Déjà c'est encadré, sanitairement, au niveau de la police etc. Même si à l'époque j'ai vu la police donner des drogues à certain ados, mais maintenant on n'est pas du tout dans la même histoire.
JA - Qu'est-ce qui change entre cet instrument-là et le tien, dans les contraintes de jeu ? Tu disais que tu devais toujours être en action. Est-ce qu'il y a une différence entre cet instrument qu'il utilise et le tien ?
eRikm - Le système qu'utilise Jeff Mills, il a une platine et puis il a des ECU. Par exemple sur cette version-là il n'y a pas d'effets particuliers. Je ne l'ai pas vu je crois. Il a quatre platines aussi. Je pense qu'il peut faire la même chose avec deux. Donc il travaille sur les timbres, pas forcement sur les vitesses, même s'il a fait des parties de scratch à l'intérieur de ça. La grosse différence c'est que la pulsion qui est à l'intérieur de ça, c'est moi qui la donne. Elle n'est pas posée par l'objet. Ce qui entretien cette chose-là, elle est fixée.
JA - Mais tu as quand même un sampler qui va générer un rythme ? Et aussi des extraits musicaux qui proviennent de tes vinyles, dans lesquels il y a des pulsions. D'ailleurs je propose de faire écouter un petit extrait d'un passage d'une improvisation que tu avais faite en Roumanie, où justement on voit bien ce travail, où tu peux faire perdurer un beat, faire danser. Ce qui m'avait marqué au dernier concert où tu jouais, c'est qu'il y avait une femme qui a dansé pendant tout le concert. Bon, elle avait l'air un peu folle, mais elle dansait quand même. Malgré les ruptures et les brisures, elle arrivait à y trouver son compte.
Écoute : Vidéo d'eRikm, Simultan 2009
eRikm - Eh ben... Dans ce contexte-là, par rapport à la vidéo de Jeff Mills, c'est clair qu'on est dans une équivalence, mais c'est très rare que je joue de cette manière-là. Ici le contexte était particulier, je jouais dans une synagogue qui n'avait pas été ouverte depuis 1942-1943. C'était assez troublant parce qu'à part les pigeons qui vivaient à l'intérieur... C'est un festival qui a très peut d'argent et ils ont investi cet endroit. Je ne sais pas comment ils ont pu l'avoir. C'était très très très bizarre de jouer ici parce qu'il y avait quelque chose qui n'avait pas été réglé. Moi j'étais très troublé par cet espace. Tout y était, les bancs les offices. Il restait même la thora dans certains... Et ça n'avait pas bougé. On était dans ça de poussière. C'est vrai qu'il y avait un public de jeunes à capuches, qui étaient là pour ce genre de truc. C'est assez rare que j'utilise ce disque-là. C'est un disque effectivement qui fonctionne sur la durée. Travailler en cut, de manière sporadique, n'est pas forcement très intéressant par rapport à un disque de hip-hop. En fait tous les chœurs qui sont derrières sont ceux de Ligeti. Il y a cette histoire de continuum à l'intérieur. Puis faire monter la sauce dans toute la salle. Ce qui était étonnant c'est qu'il y avait tellement de poussière qu'il y avait un truc très particulier dans ce concert. Ce que l'on n'a pas dans des salles complètement aseptisées. Mais oui il y a des moments où ça peut sortir comme ça alors que... Par exemple ce sont des travaux qui n'ont jamais été édités. Tout le travail d'improvisation en live, je n'ai jamais voulu l'éditer. Tout ce qui est sorti sous mon nom en solo, ça a toujours été des pièces composées. Pour moi c'est important l'instant. Le fait de l'éditer c'est une trace. On est dans la mémoire de ça. Il existe des pirates de ces choses-là, mais je n'ai jamais eu la volonté de le faire. Ces choses qu'on voit ça s'accumule sur le net. Je vois la quantité de concert qui sont mis sur le net qui n'ont absolument aucun sens. C'est posé, c'est posé. Il y a une question de stock et de mémoire aussi qui est intéressant. Donc il y a des bribes qui sortent. Moi je n'en avais pas conscience, c'est parce qu'on me l'a montré.
Georgia Spiropoulos - Quand j'écoutais cette improvisation continue, j'avais un sentiment de [...] qui est très très intense. J'ai l'impression que ce retard d'attaque donne une impression de ralentissement permanent mais qui n'existe pas à part des moments où vous ralentissez, vous arrêtez la continuité volontairement. Mais en général on a l'impression d'un ralentissement continu...
eRikm - Il y a un phénomène assez étrange. Cette lutherie m'a permis de jouer de plus en plus vite. Quand on me disait qu'il y avait une virtuosité dans mon travail, spontanément le mot virtuosité je le mets plutôt au patin à glace qu'à un geste instrumental. C'est une rapidité, c'est une exécution extrêmement rapide d'un geste et effectivement ce sont des choses qui se sont développées avec cet instrument. Depuis deux ans je me rends compte qu'il y a un ralentissement. Même dans la composition, dans la musique. Il y a un endroit où ça va extrêmement vite et il y a quelque chose qui est de l'ordre de la démonstration et dans lequel je me suis retrouvé. Je me suis mis dans une abyme à l'intérieur de ça. Surtout en solo. Je constate depuis 2009 qu'il y a un réel ralentissement dans la musique, même dans la composition ou dans certaines pièces. Je ne sais absolument pas d'où ça vient et je ne sais absolument pas le gérer. Enfin je n'ai pas à le gérer d'ailleurs. Mais c'est un constat. Il y a des pièces que j'ai travaillées pour Canne ou pour Show, pour orgue à bouche, parce que j'ai un désir d'aller vers l'acoustique à un moment. Effectivement, il y a tout un apprentissage qui n'a strictement rien avoir avec toutes ces choses-là. Il y a une accélération, mais une accélération de quoi, au delà le la guerre sociale dans la quelle on est, effectivement il y a une accélération. Donc c'est peut être un contre-point. C'est le fait de ne pas rentrer dans ce rapport à la vitesse. Paul Virilio peut en parler par exemple. Toute l'accélération qu'il y a dans ces choses. Il y a beaucoup de choses qui fonctionnent avec l'inconscient. J'ai l'impression que dans des formes d'improvisation, j'ai le sentiment qu'en analysant ces choses, j'arrive à aller beaucoup plus loin que dans des formes qui sont écrites dans le travail de composition en studio. Ce sont des choses qui sont plus formelles d'une certaine manière. Le fait d'être engagé physiquement dans ce genre de chose, il y a tout un rapport à la psyché, à l'affect. Il y a plein de choses qui rentrent en jeu. Ce sont des choses qui sont importantes pour moi [de m'en rendre compte] parce que la musique qui est fixé là dessus n'est pas la mienne. Quand je faisais du rock on disait que j'était très influencé par Sonic Youth. Ce groupe, au delà des références qu'il y avait là dedans, quand j'était guitariste j'avais aucune identité, j'étais influencé par ce qui était autour de moi. Il n'y avait aucune identité dans la musique. En plus, en étant artiste français et en faisant de la musique anglo-saxonne, c'était mort. Ça l'est encore pour beaucoup de gens. C'est en commençant à travailler avec le disque que j'ai trouvé une singularité alors que ça ne sort pas de moi directement. Le lien s'est fait à l'âge de 27 ans... Tout ça c'est une histoire de langage. Je me suis rendu compte qu'à un moment donné, j'ai commencé à utiliser des mots, des expressions de mon père qui avait disparu, qui était décédé. D'un seul coup il y a une forme ancienne d'expression qui arrivait à un moment donné. Là je me suis rendu compte que j'étais fragmenté des gens qui étaient autour de moi. De ma famille nucléaire, de mes amis. L'identité elle est dans la fragmentation. J'ai retrouvé ça dans le travail. Je me posais la question : pourquoi le collage ? Dans les années 2000, après le Dadaïsme. Quel est l'intérêt de faire ça aujourd'hui ? Pourquoi ça fascine encore des gens. Le travail de Marclay m'a toujours intéressé, en creux finalement, dans une analyse de la société dans laquelle on est. Sur le travail, sur les niveaux de lecture qu'il peut y avoir dans son travail qui est extrêmement simple, extrêmement didactique, qui attaque tout de suite, qui est très pop, mais qui représente un endroit dans lequel on est dans le monde de l'art. J'étais à Art Basel il y a une semaine et c'était une catastrophe. C'est une foire. Le fait de voir des œuvres en quantités, qui finissent par s'annuler et qui sont complètement désincarnées parce qu'on ne peut pas les voir, on n'est pas en face [...] Tout est dématérialisé. Ce n'est que de la matière. C'est la même chose avec ces objets-là. Avec le vinyle. Avant je parlais des systèmes de Kaoss pad et de vinyle. Mais en détournant les systèmes de CD par exemple, en travaillant sur les surfaces, en mettant de l'huile en bougeant les lasers à l'intérieur pour récupérer les artefacts des supports. Quand les platines vinyles sont sorties pour le DJ dans lesquels il y avait des leurres qui permettaient de faire un équivalent de vinyle. Il y a un endroit pour pouvoir caler les CD, c'est la répétition. Quand on bloque un CD, il ne se met pas sur pause comme sur un lecteur de salon, il y a une répétition, un tac tac tac tac... donc il reste dans la frame.
JA - Tu pourrais peut être le montrer, on a des platines CD.
eRikm - Je pense qu'il vaut mieux que j'en parle, plutôt que de les mettre en route. Ce qui me plaisait dans cet objet là c'est... Dans une pièce, j'étais parti sur dix fois une minute de sons assez variés. Le premier geste de composition a été d'utiliser un lecteur CD qui ne fonctionne pas avec un travail empirique. Il y a une autre pièce qui s'appelle Variation Opportuniste, effectivement celle dont tu parlais avant. J'avais récupéré xxx [1'38'44] de Rameau, une pièce pour clavecin. Ce qui m'intéressait, c'était de prendre un fragment, plutôt que d'être dans du collage comme je l'ai été pendant des années, ensuite être sur le collant, sur la bande magnétique, sur l'endroit que l'on colle et sur la lutherie elle même, en enlevant les supports. Ce qui m'intéressait, c'était de travailler sur l'objet lui-même, sur ce fragment et le rentrer à l'intérieur. En tout cas dans l'idée. Sur ces cinq secondes de Rameau, ce qui m'intéressait c'était de buriner. C'est à dire que le laser burine en permanence et fait cette espèce de répétition. En travaillant les vitesses et en mettant des delay à l'intérieur, on rentre très vite dans des pièces qui sont très proches des minimalistes américains, Steve Reich etc. Je voulais développer un fragment qui était extrêmement simple, plutôt que d'être dans ce tuilage, ce collage. Je suis plutôt quelqu'un du tuilage que du mixage.
JA - Mais là tu parles de tes compositions en studio...
eRikm - Mais c'est quelque chose que je travaille en live aussi, le rapport au CD. C'est plus proche du Land Scape.
- Support, Christian Marclay (18'35)

JA - Pour aborder toute cette question de l'improvisation, ce qui est intéressant dans ta pratique aussi, c'est qu'au sein des compositions que tu fais en studio, il y a une forme d'improvisation à l'intérieur.
eRikm - Il y a toujours un geste à l'intérieur...
JA - J'ai l'extrait d'un entretien qu'on a fait ensemble où tu disais : « Je fais tout à l'oreille. En ce moment je me demande comment amener l'auditeur à entendre ce que je viens de te montrer... » Tu me faisais écouter un extrait sonore que tu étais en train de composer pour une pièce. « ...Une forme d'introduction préparatoire. Comment préparer les gens à ce qu'ils vont entendre au lieu d'être dans le cut brutal. C'est tout un travail d'atmosphère, parfois il y a des choses qui peuvent arriver par dessous, des choses qui sont déjà-là, mais que l'on n'entend pas encore et qui vont mettre du temps à venir ». Il y a toute la question du tuilage, mais ce qui est intéressant ici, c'est que quand tu élabores une composition dans ton studio, tu as un rapport d'écoute très important. Tu pourrais peut être expliquer la manière dont tu as construit Austral, où tu improvises au sein du processus.
eRikm - C'est un système de tamis en fait. On n'est pas loin de la synthèse soustractive, c'est quelque chose qui est assez proche. Austral c'est fait suite à un travail avec les solistes de l'ensemble inter-contemporain en 2005-2006. Ils m'ont demandé de venir travailler avec eux et de leur écrire deux pièces, en sachant que je n'écris pas une note. Donc on a discuté, on a fait un certain nombre de propositions. Esthétiquement, c'était trop école américaine, ce que je trouve intéressant. Finalement on est parti sur autre chose, plutôt sur des pièces de répertoire français. Pendant ce travail, j'ai rencontré un violoncelliste qui s'appelle Eric-Maria Couturier, avec qui je continu à travailler d'ailleurs. Il n'avait jamais improvisé, en tout cas en improvisation libre. En travaillant avec lui sur Kottos de Xenakis [oeuvre de 1977 pour violoncelle], j'ai essayé de l'emmener ailleurs, j'ai dit : « on sort de la partition et on part sur autre chose ». Il était complètement bloqué. C'est quelqu'un d'assez émotif, ça se sentait vraiment. Finalement, je l'ai accompagné musicalement sur un truc et il a commencé à jouer. En fait ce qu'il s'est passé, c'est qu'il a fait du cut-up, c'est à dire qu'il s'est mis à jouer sa mémoire. Il passait des Suites de Bach à Scelsi, à Xenakis, d'une manière extrêmement rapide. L'équivalent du pass-pass, tac tac tac tac... Avec une virtuosité qui est la sienne, qui est extraordinaire. Là, je me suis dit que le support, c'est lui. Il est neuronal. La musique elle est fixée à cet endroit-là. Donc deux ans après, en travaillant avec l'ensemble Laborinthus, qui me passait aussi une commande, je suis parti sur ce principe. Je les ai enregistré séparément en studio, en leur demandant de m'amener tout ce qui peut être de l'ordre du spectre de l'instrument. Ce qui tourne autour de l'artefact. Des clefs etc. Ils m'ont donné ces matériaux, j'ai aussi enregistré quelques impros de leurs parts. Moi je n'y connais rien en lutherie, en harpe, en percussion etc. Pour que je découvre ce que l'auditeur n'est pas sensé entendre. Toutes ces informations, toutes ces données, je les ai mises en studio, je les ai découpées, j'ai pris les parties qui m'intéressaient. Sur un CD j'avais la flûte, sur l'autre la percussion. J'ai fait une improvisation avec ça en changeant les vitesses, en travaillant avec l'électronique dedans. Cette partie était enregistrée. J'ai fait ça avec tous les instruments. A un moment donné, je me suis retrouvé avec deux instrumentistes, puis ensuite avec quatre, en accumulation. Finalement dans la musique, tout le geste instrumental reste, c'est l'original, le mien aussi, sauf que les vitesses et les traitements sont très différents. Donc ces éléments, je les ai ramené à l'ensemble et je leur ai demandé d'improviser sur le temps électronique que je leur avais fabriqué, issue de leurs instruments, mais en relation avec une vidéo d'un voyage que j'avais fait au Chili et en Argentine, mais qui a été complètement retraité avec un logiciel qui s'appelle Processing. J'ai utilisé une banque qui s'appelle Tracking, qui est un logiciel de surveillance qui permet de suivre des objets dans l'espace. Ce qui m'intéressait, c'est que les musiciens soient dans un rapport sensoriel-moteur, qu'ils soient dans l'accompagnement de l'image. Soit par zones, l'ensemble travaille dans la zone, soit sur la globalité de l'image. Tout ça pour pouvoir récupérer la propre histoire de l'ensemble, leur mode de fonctionnement à l'intérieur de ça, en plus de leur propre histoire personnelle, par rapport à leur éducation musicale et rentrer dans leurs archétypes. Ces archétypes je les ai enregistré, je les ai récupéré, j'ai commencé à coupé à l'intérieur en définissant tel ou tel élément. Ensuite il y avait une part de décision collective. J'ai demandé aux musiciens ce qui les intéressait et ce qui ne les intéressait pas dans les enregistrements et j'avais le dernier mot là dessus. On a remonté toute la composition de manière complètement empirique pour pouvoir la jouer après. La pièce sonne... Enfin elle a le gout et la couleur de la musique contemporaine française du XX° siècle. C'est ce processus-là qui m'intéressait. Ce n'est pas une forme que j'ai envie de redévelopper après, mais ce qui m'intéressait c'est de chercher la substance directement dans la mémoire et de la transposer, de la filtrer pour pouvoir faire un autre objet après. Evidement les musiciens très vite ont commencé à accompagner les images. On est rentré dans des formes extrêmement repérables dans les introductions, dans les façons de rentrer, dans les fortissimos. C'était drôle de pouvoir le sentir à ce point là. Il faudrait entendre la musique et voir l'image parce que c'est un peu abstrait.
JA - Quand tu es en studio, tu n'as pas la même approche. Tu n'es pas en live, tu n'as pas un public qui est en face. D'après ce que je comprends, tu vas improviser, tu vas réécouter les choses. Tu vas garder les choses et d'autres tu vas les jeter. Dans ces choses que tu vas jeter et dans celles que tu vas garder, quels sont les paramètres qui vont te faire dire : ça je le garde et ça...
eRikm - C'est purement arbitraire. C'est une histoire de sensibilité par rapport à l'objet, ce qui en ressort. La construction qu'il y a à l'intérieur, la fluidité. Moi j'aime bien quand les sons sont très dessinés. C'est pour ça que les choses vont assez vite. Je les accélère beaucoup. J'ai pas mal travaillé avec des sons que je déplace dans l'espace avec plusieurs prises de sons en même temps, avec plusieurs magnétos sur des enregistrements d'une heure, puis en accélérant ces choses en cinq minutes et en filtrant à l'intérieur et en le mettant sur plusieurs hautparleurs. On fabrique des formes complètement abstraites. Quand on est dans la décélération d'un type de son, ça devient très vite pâteux. Donc les choses sont très vite cristallines, ce qui est assez commun chez beaucoup de musiciens de ma génération, surtout en utilisant des waves. Souvent on a ces patines-là, on a ce type de grain. Moi j'en utilise très peu de type de plug mais j'y passe quand même.
Léa Roger - Est-ce que quand tu choisis ton matériau, un sample ou autre chose... enfin tu aimes cette matière et c'est pour ça que tu la prend, ou est-ce qu'il y a aussi l'histoire de ce sample, d'où il vient, quel artiste l'a fait, qui rentre en jeu ?
eRikm - Par rapport à ce type de support ou dans quel type de travail ?
Léa Roger - Oui ce type de support [le dispositif instrumental qui est sur scène]
eRikm - La plupart des disques qui sont là, même s'il y a des disques qui sont côtés, ce sont des choses que j'ai trouvées aux puces. A l'époque, on trouvait quand même des choses intéressantes, dans les années 1990. Même toute la lutherie venait des puces à l'époque. L'infinité est vraiment due à la possibilité de ces matériaux, c'est à dire que dans les musiques de type disco, c'est difficile de faire autre chose que du disco, ou de le détourner ou de s'en moquer. C'est comme dans la musique traditionnelle instrumentale, la vielle à roue ou ce genre de choses. Dans la vielle à roue, il y a un continuum et c'est donc assez difficile de pouvoir le sortir. On est toujours dans la référence. Avec des instruments qui sont beaucoup plus striés, c'est beaucoup plus simple. Moi j'aime beaucoup travailler avec des instruments à vent par exemple. Les instruments à cordes, c'est beaucoup plus compliqué. Même en live. Les instruments à vent et même la voix, enfin ce qui fonctionne avec le souffle, est beaucoup plus fluide pour moi, dans la gestion du temps. Après, l'histoire du musicien ou de la composition, ce n'est pas mon problème. Si je pouvais travailler qu'avec des disques de jazz par exemple, si c'était ça qui en sortait, je le ferais. Après ça teinte beaucoup trop la musique, elle serait beaucoup trop orientée. Il y a des périodes, en fonction des endroits où je vais et des instrumentistes avec qui je travaille, avec FM Einheit par exemple, qui a une lutherie extrêmement pauvre, il casse des briques, il joue avec des ressorts, les rythmiques ne sont vraiment pas complexes, alors là c'est du sport. Pour pouvoir tenir quelque chose, on est vraiment dans l'énergie. Les choix musicaux au départ sont très différents. Par exemple il n'y a pas de jazz. Il y a très peu de solos de saxophone. On est plutôt dans des matériaux, dans des surfaces. Moi je fais un choix à l'intérieur. Donc ce sont des banques, ce sont des familles. J'ai des piles à la maison, en gros j'ai 75 vinyles qui sont classés par famille, comme là. Et je puise à l'intérieur de ces choses.
Léa Roger - Et c'est quoi ces familles ?
eRikm - Il y a des familles qui sont rythmiques. Dedans, il peut y avoir les Percussions de Strasbourg et à côté un truc de hip-hop par exemple. Ça c'est un truc assez spécifique aux platinistes, aux turntable. On travaille beaucoup comme ça. Marclay travaille beaucoup comme ça, Otomo à l'époque où il jouait avec des disques le faisait aussi beaucoup. Pour mes familles, il y a toute une famille qui est électroacoustique. Il y a des disques qui sont vides. Après il y a des CD gravés. Ce sont des artefacts de CD qui sont gravés analogiquement donc on peut les jouer. Après il y a une multitude de techniques et d'objets qui sont aussi issue de la musique contemporaine. Il y a quelque chose de très cagien dans la façon d'utiliser le... Voilà.
JA - Tu joues avec des extraits musicaux de style vraiment très variés.
eRikm - Oui mais en même temps, on n'est pas dans les mêmes rapports anecdotique ou de collage que Marclay peut avoir. Malgré tout, c'est quelque chose qui est assez serré, même si Christian, à des périodes, a pu travailler beaucoup sur le matériau, sur la matière. Il y a quelque chose qui est vraiment de l'ordre du collage comme ses pochettes, comme tout son travail. Donc d'un truc populaire à un truc... et très rapidement.
JA - Je propose justement de passer un petit extrait de Christian Marclay qui improvise. Par rapport à cet extrait, il y a aussi ce rapport au vinyle qui est très important et dans le mélange des différents styles musicaux...
Écoute : Vidéo de Christian Marclay
eRikm - Oui et non parce qu'en fait, ce qui est intéressant dans ces images, c'est que les vinyles sont préparés. L'action est fixée sur le support. Il y a très peu d'action sur l'objet lui-même. Il les fait tourner très vite, et c'est aussi dû à l'instrument, la lutherie. Ce sont des platines qui sont utilisées sur les pistes de danse aux Etats Unis, en Amérique du nord. C'est une machine très lourde et avec un petit plateau et le bras on peut le mettre à 90°. Selon la manière dont il met ses platines il peut même mettre plusieurs bras en même temps. Martin Tétreault avait ces machines aussi. Mais là, il y a un travail de surface au départ, de scotch, à la Musac. Il y a des accélérations des décélérations, mais c'est un travail de surface. Martin Tétreault a vraiment poussé le travail de la surface très loin. Christian est assez hybride. Je ne sais plus du tout ce qu'il fait comme musique maintenant parce qu'il ne trimbale plus ces trucs-là. Je serais curieux de l'entendre jouer...
Marc Chemillier - Travail de surface, ça veut dire quoi exactement ?
eRikm - Par exemple là, il y a beaucoup de stickers, d'autocollants posés sur l'objet. En général, l'autocollant est utilisé sur un sillon pour pouvoir faire une boucle mais là on est dans des formes qui sont très graphiques. Il y a un ensemble de lamelles qui font toutes les pulsions rythmiques, tac tac tic tac tac... Toutes les attaques sont dues au passage du diamant sur l'autocollant. Il y en a d'autres qui sont floraux. Ça prend des bribes de sons et ça passe sur une matière, crrrrr, bliblablibla, crrrrr... etc. A un moment donné, on entendait une espèce de coq. C'était un saxophone qui était bouclé. Là on était sur l'objet boucle, alors que les autres fonctionnent de manière aléatoire... Et oui et non parce que ça dépend le type de stickers qu'on utilise. Parce qu'avec le temps, si le bras est assez lourd, il finit par buriner l'endroit du sillon et donc ça fabrique un chemin. Il suffit de déplacer les poids, les hauteurs, l'équilibre de la platine et on ne fait pas du tout la même chose avec. On peut très vite en faire autre chose. Il suffit de changer les pointes par exemple. Au lieu de mettre un diamant on peut mettre un microphone. Même en parlant-là ça fait comme un microphone [il se rapproche du diamant de la platine sur la table], que se soit un piezo, que ce soit une corde de guitare. Otomo Yoshihide a beaucoup fait ça, Martin Tétreault aussi. On l'a tous plus ou moins travaillé. Ce qui est étonnant c'est qu'on a traversé beaucoup de choses en commun pas forcément dans les mêmes périodes. C'est assez poreux dans les techniques. Les gens se pompent les choses. Il y a beaucoup de choses avec les archets, avec les élastiques. Il y a tout un vocabulaire qui est développé autour du détournement et qui finalement fait parti de l'instrument en soi.
- Discussion (16'19)

Marc Chemillier - J'aime bien ce que vous avez dit sur cette idée de détournement, d'accident, de bug. A un moment, vous avez parlé du « prix à payer pour le bug ». Il y a une question que je me pose, ici on est à l'IRCAM, on fabrique des logiciels musicaux, si vous aviez à définir un instrument dont vous rêveriez, supposons qu'on puisse le réaliser sous forme d'un programme logiciel, est ce que vous seriez capable de le définir ? Ou bien est-ce que l'accident ne serait pas une condition nécessaire à la démarche artistique ?
eRikm - Moi c'est la fondamentale dans mon travail. Il y a quelque chose de très derridien. Mais l'accident était extrêmement présent et puis finalement je me rends compte qu'il y a quelque chose qui est plutôt de l'ordre de l'identité et de la frontière, en fin de compte, à d'autres endroits. C'est le travail plastique qui a fait apparaître ces choses-là. Le travail plastique n'en serait pas là où il en est aujourd'hui, sans passer par ces choses-là. Je parle d'identité et de frontière mais c'est quelque chose qui a à voir avec le langage. Plutôt avec la langue. Moi je suis né en Alsace, ma langue maternelle c'est l'alsacien. C'est un dialecte, ça ne s'écrit pas. C'était une génération où mes parents voulaient vraiment rompre avec la partie germanophone. Donc on ne me l'a pas transmis. Sauf que tout le langage maternel était le langage maternel. Je l'ai vu chez mes cousins et mes cousines qui ont eu des enfants qui leur transmettaient ces chose-là. Nous on nous a appris à parler le français, surtout sans accent, de telle manière à rentrer dans la... En plus, en étant dyslexique, comme beaucoup de turntable, c'est assez étonnant. DJ Olive est à un niveau de dyslexie qui est absolument incroyable, Martin Tétreault. On a à peu près les mêmes tares, au niveau du langage. Je trouvais ça intéressant de voir ça à travers une pratique. C'est une façon de fonctionner. Comment tourner autour d'un objet ? Le fait de ne pas pouvoir isoler l'objet en soi... Alors il y a différents niveaux [de dyslexie], mais il n'y a pas de liens entre l'objet qui est vu et ce qu'on écris, la manière dont il est identifié, dont il est montré. Comment tourner autour de cet objet ? La cristallisation qu'il y a autour de cet objet. Devoir développer certaines facultés pour pouvoir se l'approprier. Ce qui est assez proche de ça. Je n'ai pas du tout le sentiment d'être musicien par exemple, mais je travaille avec ces choses-là. Comment s'approprier ces choses-là ? Comment être en capacité de travailler pour un ensemble musical en étant pas du tout dans le code traditionnel pour pouvoir le faire et en étant assez loin des problématiques de la musique en soi. Je suis très très loin de ces choses-là. Je les apprends, ce sont des informations qui arrivent, mais ce ne sont pas des choses qui me touchent directement, je ne suis pas à ces endroits.
Marc Chemillier - Est-ce que vous êtes intéressé par les développements logiciels qu'il y a dans le domaine de l'informatique musicale ?
eRikm - Oui. Justement ce qu'on va développer au GMEM, c'est pour sortir de ce système. On va essayer de travailler sur autre chose. Après il y a plein de données différentes. Effectivement avec d'autres types de lutherie [...] Oui effectivement, les méta-instrument m'ont toujours intéressés par exemple. Le fait d'être dans d'autres rapports, au temps...
JA - Si tu as besoin d'instruments à détourner ou de contraintes qui te permettent de jouer avec l'objet, qu'est ce que pourrait t'apporter un travail avec le GMEM où tu travailles avec un ingénieur, un programmateur qui va te demander qu'est ce que tu veux, tes iPad, comment je te les programme...
eRikm - Ce qui m'intéresse dans ce type de rencontre, c'est d'être avec la source, la personne qui fabrique cet objet. Qui me demande ce qui peut faire. C'est d'être dans le code. Comme en processing, par exemple, je peux rentrer dans le code parce que ce sont des choses que je maitrise un peu. Mais il y a quand même un programmateur qui est derrière, qui m'a amené les bases. C'est comment amener à un moment une ligne de code qui n'a strictement rien à voir et qui fabrique quelque chose qui n'est pas prévu. Ça, ça m'a toujours intéressé. Pour moi il y a quelque chose qui a à voir avec l'enfant. Je me suis toujours amusé de ça. Faire un croche patte, le fait de sortir. Par forcement d'être dans un pas de côté. D'être vraiment à un endroit où il y a une espièglerie. Même dans les œuvres plastiques, il y a plein d'endroits où il y a des détails. Par exemple, le fait de travailler avec un développeur, ça permet de pouvoir être en conversation. C'est un peu difficile d'être en conversation avec un Kaoss Pad.
JA - Mais vu que tu n'es pas en conversation tu peux aussi le balancer contre le mur.
eRikm - A une époque j'aurai pu le faire, maintenant pour moi c'est un système qui est plus ou moins figé. Je vais développer cette partie-là. Je ne sais pas si dans dix ans je jouerai encore de... Je pense que je le ferai parce que ça fait parti de moi maintenant. Je sais que la période où j'avais arrêté de jouer, c'est que j'avais besoin de passer dans un autre domaine pour découvrir d'autres trucs. J'avais travaillé avec des formations électroniques assez importantes. On était dans du réductionnisme. On pouvait générer tellement de sons. On a très peu joué pendant pratiquement cinq ans. Des chanteurs comme [?] ont pu rentrer à l'intérieur. J'ai joué avec les gens de Voice Crack qui avaient un détournement d'objet du quotidien, des [?] Sony, des choses assez anecdotiques comme ça. Ce qui me dérange dans les nouvelles lutheries, c'est le côté tactile. Il y a quelque chose d'extrêmement plastique, très 1980, très froid. Le fait qu'il n'y ait pas de pression sur cet objet me dérange beaucoup. Sur les iPad aussi, on est obligé d'être dans un pod à la Cronenberg, mais il y a quelque chose au niveau du toucher, du sensible qui manque beaucoup. Avec le vinyle par exemple, il y a toujours eu quelque chose de naturel, alors que quand je joues sur des platines CD et que je n'ai pas l'objet sous le doigt, il y a quelque chose qui est coupé. Après, au niveau acoustique, ce qui peut être fabriqué, c'est vraiment dans l'expérience, donc je ne peux pas forcement plus en dire que ça. C'est un travail de recherche et d'expérience.
Léa Roger - Tu viens de dire que ce qui t'intéressait, c'était le travail du toucher. Dans ton travail, ce qui m'épate énormément, c'est que contrairement à Marclay ou d'autres qui font des gestes très minimaux, des petits gestes, toi c'est comme si tu amplifiais totalement ces petits gestes-là. Est-ce que c'est une volonté didactique, pédagogique ou esthétique ?
eRikm - Il y a forcement une esthétique qui s'est formé, une esthétique du corps, c'est évident. Je ne suis pas quelqu'un de particulièrement physique dans la vie, mais il y a quelque chose qui s'est créé avec ça. Pour moi, la verticalité du corps est très importante, en sachant qu'évidemment, le son est projeté de manière horizontale, dans les espaces. Il y a des formes architecturales. Après, le fait d'amplifier ces choses-là... Moi j'ai l'impression que beaucoup de platinistes autour de moi sont extrêmement gauches avec leurs instruments. S'ils ne sont pas instrumentistes ce n'est pas pour rien non plus. Je le vois. Rien que le fait de tomber à côté du fade. On ne peut pas tomber à côté d'un fade ! Ce n'est pas possible. Ça change complètement la musique. J'ai pu le voir chez Christian, j'ai pu le voir chez un certain nombre de personnes, chez Martin aussi. Il n'y a pas de maitrise de son propre corps par rapport à l'objet entre autres. Il y a quelque chose qui fait que je dois avoir un rapport technique à ces objets, qui font que je les ai amplifiés. Il y a une facilité pour moi. Ça se développe avec le temps et ça a pris ces formes-là. [...] Non ce n'est pas forcement voulu. Il y a un travail de feed-back qui peut se faire avec cet objet. Quand on pose la pointe, juste avec une pointe traditionnelle, selon la manière dont on a déréglé la sono, seulement en appuyant sur la platine, on fait vibrer la salle. Ce geste-là, si on a pas un rapport physique à l'objet, on ne sait pas comment le sortir. Pas du tout. C'est important le feed-back. Le fait de pouvoir mettre en résonnance le bâtiment avec son instrument, sans être sous une forme enregistré. Jimi Hendrix n'avait pas de pédales de saturation. La saturation, il la faisait directement à l'ampli. C'est très différent. Pour moi c'est la même chose. J'aime être emporté par moi-même au moment où je joue. Il y a une jouissance là dedans. Pour moi c'est très important ça. Justement en étant dans des formes comme ça, réductionnistes pendant des années, au niveau de la musique, il y avait quelque chose qui me manquait aussi. Après, la musique se joue comme ça et on n'aurait pas pu faire autrement. Dans des formes électroniques beaucoup plus minimales, le corps fonctionne de manière très très différente. On ne peut pas du tout avoir la même action sur la rapidité. Le fait de pouvoir amener les choses lentement, c'est difficile. Il y a un rapport aussi au cut. Moi je fais très peu de fade. Le cut, le fait de couper, de passer d'une chose à une autre. On est dans un rapport au collage qui est très important. Dans certaines pièces qui sont très minimales, les fade je les fait, ils sont extrêmement long. Mais Physiquement, il faut les incarner ces fade. Ce n'est pas une courbe qui est préprogrammée sur Pro Tools, c'est la respiration qui est à l'intérieur. Il y a la machine corps, physique, fait corps avec l'instrument. La différence avec ça [son dispositif instrumental], c'est que ça ne vibre pas. Quand on a un violoncelle, une contrebasse, c'est un objet qu'on sent directement sur soi. Ça, ça ne vibre pas, du tout. Tu peux faire vibrer l'espace mais c'est un objet qui est quand même extrêmement froid. L'électronique en général est extrêmement froide. Je n'ai jamais pu travailler sur scène avec des labtop par exemple. Je l'ai fait pour des installations spécifiques, mais je n'avais pas d'enjeux, parce que c'est quelque chose qui m'angoisse beaucoup trop, d'être complètement pris par cet objet et travailler soit avec une souris, soit avec une interface. Pour un certain nombre de raisons mais c'est aussi la relation avec cet instrument, avec cet objet. J'ai même du mal à parler d'instrument, dans un rapport tactile.
Marc Chemillier - Et les raisons c'est quoi alors ?
eRikm - Lesquelles ?
Marc Chemillier - Les raisons qui font que c'est difficile d'interagir avec un laptop.
eRikm - Il y a vraiment un rapport à la main, on peut avoir des gants, des globes, des...
Marc Chemillier - On peut connecter des choses dessus ?
eRikm - Oui mais on connecte des choses sur un objet. Il y a un espace entre les deux. Il y a un espace, il y a toute une programmation, il y a tout un univers. Il y a quelque chose qui n'est pas direct, même si ça réagit extrêmement rapidement. Je ne me sens pas du tout lié à cet objet. Vraiment pas. Et dans la musique aussi, il y a beaucoup de gens qui travaillent avec ces choses. Ceux qui étaient vraiment dans l'électronica, la musique minimale, sur l'artefact et ces choses, le mode de diffusion était intéressant, mais les gens qui travaillent sur le noise, j'ai beaucoup de mal à entendre les... C'est comme quand les DX7 sont sortis. Au bout de cinq ans on entendait la même chose. De la flûte de pan partout, la façon de le mettre dans l'espace, c'était la même chose. On entend ça, la différence entre Supercollider et Max, j'entends la différence, alors que je ne travaille pas dessus. Même les plugs qui sont utilisés, la synthèse qui est à l'intérieur de ça, il y a une histoire de date là-dedans. J'arrive très vite à mettre les périodes. Ça ne veut pas dire qu'il n'y en a pas du tout avec ça [son dispositif instrumental], avec ce que je fabrique. Mais je me sens assez décalé par rapport à ces choses. Avec ces systèmes de iPad pour pouvoir virer ces Kaoss Pad, il y aura forcément de l'informatique derrière. Elle sera là, mais elle n'est pas au même endroit. Elle n'est pas placée au même endroit. Je ne sais pas, il faut que je fasse l'expérience.
Marc Chemillier - Donc ça ne recouvre pas forcément la distinction analogique-numérique. Vous utilisez le numérique, mais dans le numérique il y a un aspect programmation, donc standardisation qui pose problème. C'est ça si je comprends bien.
eRikm - Ah réellement ! « Pose problème », enfin chaque instrument a sa spécificité et sa lutherie. Je sais qu'avec certains matériaux, le grain est tellement puissant que j'ai du mal à entendre une musique différente, par exemple Christian Fennesz. Il y a tellement de gens qui travaillent avec exactement les même logiciels, pour moi c'est tellement fenneszien cette histoire que j'ai du mal à entendre autre chose. On est vraiment dans une esthétique très particulière. En étant guitariste par exemple, je n'ai jamais réussi à trouver mon son de guitariste propre, le mien. J'ai un ami, qui lui a trouvé ça très très jeune. Il y a beaucoup de musiciens rock par exemple qui n'ont aucune connaissance de ça. Et des groupes importants. Il n'y a pas de rapport entre son instrument, l'objet par lequel il passe et le hautparleur. Le hautparleur c'est comme si ça n'existait pas alors que ça en fait complètement parti. Dans la musique improvisée, il y a beaucoup de gens aussi. Des instruments qui utilisent des béquilles, avec des effets et qui n'ont aucune connaissance, qui n'arrivent pas à intégrer ça dans l'ensemble de l'instrument.