Transcription de
l'intervention de Bernard Lubat Séminaire de
Marc Chemillier « Modélisation des savoirs musicaux
relevant de l'oralité » EHESS, mercredi 12 mai
2010
Marc Chemillier -
[...] Je propose de commencer par quelques citations de Bernard Lubat
extraites de son intervention au colloque
« L'improvisation : ordres et
désordres » [Textuel,
n° 60, Université Paris 7, 2010, p. 45], qui pourront
servir de point de départ à la discussion :
- « Moi, j'adore faire danser les autres,
et donc je
me fais danser moi-même, et j'ai appris à faire
danser les rythmes ».
- « Les jeunes gens [dans les
conservatoires]
ne savent pas faire danser les rythmes, parce qu'ils sont dans des
conservatoires où ça ne se fait pas, il n'y a pas de
bal, c'est trop prolétaire ».
- « Toutes les musiques qui font danser les
corps, ce
n'est pas au programme encore, parce que le corps, chez nous, les
« Blancs »... nous sommes blanchis,
quoi ».
- « La musique mécanique et
électronique est rentrée dans notre manque de danse
rythmique comme dans du beurre et, désormais, on peut acheter
ce manque, on nous fournit la came ».
Bernard Lubat -
Je vais parler du rythme, parce que c'est le point de départ
et le point d'arrivée. Le rythme, c'est la danse, c'est la
narration de l'heureux-bondi. C'est un rebondi qui ne rebondit jamais
toujours pareil. C'est régulier, mais c'est comme dans
l'écriture quand on écrivait avec la plume, il y a
les pleins et les déliés, ce n'est pas
régulier. C'est comme jouer du piano, vous avez les doigts qui
ne sont pas réguliers, qui n'ont pas le même poids,
donc on peut articuler une mise en place très
précise, mais avec un son différent. Donc ce n'est
pas égal. Ça commence comme ça, le rythme,
c'est inégal et c'est l'indépendance des membres, donc
c'est politique si l'on veut, parce que si c'était la
dépendance
des membres, c'est qu'on serait tous liés, alors là
on
est cuits (ce fameux lien social que je ne trouve pas que positif).
Donc l'indépendance des membres, l'heureux-bondi, la
narration, le rythme, c'est le « faire danser », le
« se faire danser soi », c'est comme ça [il fappe deux sons : ce n'est
pas le même]. La question, c'est de faire danser [il frappe un rythme].
C'est une articulation. Donc la danse, cette histoire d'articulation du
son et du geste, de l'un et de l'autre, on ne nous l'a pas dit. On nous
apprend la musique d'une autre manière, par les yeux, par la
partition. Jusque-là, c'était le modèle
unique d'apprentissage. Nous, on essaie de faire ça avec les
oreilles. C'est ce qu'a fait le jazz. Avec le jazz, il y a une
transmission qui s'est opérée, non pas par les yeux
avec la partition, mais avec les oreilles. Ça change tout, ce
n'est pas la même perception, la même
sensibilité. Et cette histoire de rythme, on ne naît
pas avec, on devient rythmicien en pratiquant. Donc la
problématique qu'on a aujourd'hui dans la musique, c'est qu'on
étudie la musique, on ne la joue jamais. Dans les
sociétés archaïques soi-disant
inférieures, ils la jouent tout le temps, ils n'ont pas le
temps de l'étudier. Le jazz vient de là, on joue
d'abord, et on étudie ensuite, quoiqu'on ait beaucoup bu
aussi. Mais ça n'empêche pas d'étudier, mais
d'étudier ce qu'on a joué, pas ce qu'on ne jouera
jamais [réflexions
sur l'apprentissage].
Dans aucun conservatoire, il n'y a un programme de musique de danse.
Pourtant, la musique de danse est dans l'histoire, que ça soit
au Brésil, à Cuba, dans les pays de l'Est, en
Occitanie. Ils ont oublié, ils n'y ont pas pensé.
Évidemment, ce n'est pas par hasard, parce que c'est aussi un
savoir, une maîtrise. C'est difficile de faire danser. Alors,
les sauvages, ils savent faire ça parce que soi-disant ils ont
ça dans le sang. Mais nous, on n'a pas ça dans le
sang, qu'est-ce qu'on a dans le sang, les banques ? Ils ont ça
dans la pratique, dans la culture. Nous, on ne l'a plus, alors on
achète des disques qui nous font du rythme, on achète
ce qui nous manque. C'est une métaphore de la
société dans laquelle on achète ce qu'on ne
vit pas. Donc le rythme, c'est « en faire » [...]. Le
rythme est une pratique qui est mal vue parce qu'elle est rustique,
elle est archaïque. Il y a beaucoup trop de « corps
» dans le rythme, donc ce n'est pas très bon. Par
exemple, le tambour dans une église, ça ne va pas du
tout, ça réveille les morts, ça ne
prépare pas au paradis-qui-n'est-pas-radin. Donc le rythme,
c'est un problème dont les major companies se sont
emparées, car le manque de rythme incite à une
production industrielle. Le manque produit de la came. Le jazz
était trop compliqué, alors ils ont inventé
le rock parce que c'était plus simple. Son rythme se
réduit à ça [il frappe
« toum toum toum toum toum », puis « toum
tac toum tac »]. C'est un rythme sommaire, mais
ça vient du manque de pratique rythmique, ça rentre
dans nos manques. Après vous pouvez écouter Elvin
Jones, c'est une autre catégorie de rythmes, de
problématiques complexes, et en même temps orales.
D'un seul coup, par l'improvisation, c'est devenu une oralité
complexe, parce qu'avant l'oralité était
considérée comme inférieure à
l'écrit, comme simplifiée, comme facilement
transmissible. Il se trouve que maintenant la complexité
devient transmissible, c'est-à-dire les angoisses, les stress,
le sida, c'est devenu très transmissible. Donc on peut
écouter Cecil Taylor au piano, on se dit qu'il y a quelque
chose qu'il nous transmet, c'est qu'on peut jouer du piano, on peut
même arrêter d'en jouer, au lieu d'essayer d'imiter
Bill Evans en pure perte pendant deux mille ans. Mais on peut
écouter Bill Evans, ça permet de se rendre compte que
ce n'est pas la peine d'essayer de jouer comme lui. Alors le rythme,
c'est à la fois ce qu'il y a de plus partageable, et de plus
commercialisé. Le manque est devenu une industrie. Comme on ne
joue plus, on ne pratique plus. Vous imaginez dans Paris des «
rendez-vous tambour » où les citoyens se
réuniraient pour taper sur des trucs, il y a des choses comme
ça en Espagne, mais ça n'existe plus, on ne joue plus.
Le rythme comme « moyen de transport » de la musique,
parce que le rythme, c'est extatique, ça nous aide à
libérer des phrases, à libérer des pudeurs.
Le rap, le tambour de bouche, le métalangage
là-dedans, ça permet d'ouvrir des vannes, et de
lancer des vannes, mais ça vous retombe sur la gueule, c'est
pour ça qu'on ne l'ouvre pas trop parce qu'on vous la ferme.
On est dans une période où l'on vous la ferme. Le
poète Benedetto gueulait Urgent
Crier, il y a quarante ans, un poème magnifique
[Éditions Robert Morel, 1966], maintenant c'est
plutôt Urgent
Fermez-Là. Le rythme, le tambour des esclaves qui
ne veulent plus être des esclaves. Nous, on ne joue plus de
tambour, on n'ose plus, pourquoi ? C'est tabou ? [...] Le rythme, il
est à la radio, un rythme simplifié. Pourquoi tu
disais que j'aime faire danser les gens ? Je suis aussi
emballé par la musique que j'ignore, c'est-à-dire
celle qui m'échappe et qui ne ressemble à rien, que
par le plaisir que j'ai à jouer des musiques rythmiques qui
font danser les gens, surtout quand je vois que les gens dansent
n'importe comment. Il n'y a plus tellement de codes de danse
aujourd'hui. Si, il y en a un qui est terrible, c'est le «
code de l'empilage ». Dans les grands concerts, il y a dix
mille personnes devant une scène et pour danser, il n'y a
qu'un espace libre, c'est en haut, il faut sauter parce qu'on est tous
comme des sardines, alors les gens sautent. Ils ne dansent plus
à deux ou à trois, il n'y a plus la place. Chez nous,
on essaie d'organiser des bals où justement il y a de l'espace
pour que les gens puissent danser à deux, à trois,
à vingt, mais pas que verticalement, horizontalement aussi
avec les gestes qu'ils veulent. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est
de voir que, quand on propose aux gens une rythmique de base, qu'elle
soit funky, mambo, biguinesque, quelque chose comme ça qui
swingue, et que par dessus il y a des chorus d'improvisation
jazzistique ou free, ça rend fou les gens, ils se mettent
à inventer des phrases, à inventer des gestes, c'est
étonnant de voir dans quel état nous, les Blancs, on
est si on se laisse aller par des musiques qui nous
révèlent à nous réveiller. Pourquoi
je dis « nous, les Blancs » ? Parce qu'on s'est
laissé blanchir. Parce que le système marchand
blanchit toutes les musiques noires. C'est curieux d'ailleurs qu'on
appelle ça des « musiques noires », on
dirait que le noir est une couleur dont on se méfie. Les
musiciens de jazz français ou européen sont une
minorité qui a pris à leur compte cette pratique du
rythme. Maintenant, il y a des rythmes asymétriques, ovales,
c'est intéressant, contrairement aux rythmes traditionnels qui
sont assez carrés, qui sont très codés. Il y
a des nouveaux codes qui apparaissent. Il y a des gens qui jouent des
rythmes composés d'une manière savante, mais aussi
d'une manière sauvage, des Hollandais par exemple, des
espèces d'allumés, ou en Allemagne. Ils
développent un espace-temps qui n'est pas régulier,
qui n'est pas à quatre temps, ou à trois temps
répétitifs. Il suffit de le jouer pour se rendre
compte qu'on peut le faire sans comprendre, comme un torrent qui
dévale. Mais on peut l'entendre aussi chez Boulez. On
écoutait avant-hier Repons, il y a des passages de
polyrythmie, je ne sais pas s'il a voulu le faire exprès, mais
c'est fabuleux [rires].
Voilà un peu l'histoire du rythme.
Écoute :
Bernard Lubat, « D'ici d'en bas » (biguine gascon
cubine), CD Chansons
enjazzées, Labeluz, 2009.
BL - [...] J'ai
voulu faire un disque de bal. Je pensais que la musique de bal, de
danse populaire pouvait être de bonne qualité,
être prise au sérieux, et qu'on pouvait se remettre
à danser. Ceci dit, c'était une erreur parce que plus
personne ne danse. On ne sait plus danser, mais voilà, je l'ai
fait, ce n'est pas grave, par plaisir d'abord. C'est éperdu
d'avance.
MC - Tu
dis
« plus personne ne danse », ici.
C'est-à-dire « chez nous les Blancs » ?
BL -
Partout. Nous, on propose aux gens de faire des bals « gascons
cubains ». C'est parce que j'ai pas mal d'amis à la
Martinique, et quand j'arrive avec ma biguine, ils disent « eh
comment tu la joues la biguine, c'est bizarre, mais c'est bien
». Alors je leur dit « je suis gascon, c'est la
biguine gascon cubine », les mots sont là pour
ça, pour s'en servir. Les gens, on joue, on joue, ils nous
matent, je leur dis souvent « mais dansez ! », ils ne
savent plus danser, ils nous matent comme à la
télé. Maintenant, on est comme ça, on a des
grands festivals, avec une télé géante
posée sur l'herbe avec une sono dans la gueule, et l'on
regarde des choses petites comme ça. On consomme. Parfois on
arrive à faire danser les premiers rangs. On ne sait plus
danser, on n'a plus le plaisir à danser, les rencontres ne se
font plus comme ça. Maintenant, ça se fait
à la buvette [...] . Moi j'aime ça. Quand
je vois des gens danser, je repère dans les danseurs, il y a
des couples, des gars, des filles qui sont partis dans leur rythme,
ça swingue et là, vous vous greffez dessus, c'est un
vrai plaisir de jouer avec. C'est un peu ce qu'on peut voir
avec le tambour quand les gens dansent et il y a une espèce de
rapport qui s'installe entre la musique et le danseur et le geste. De
temps en temps, on vit ça. C'est extatique, ça permet
de jouer une musique qui nous entraîne. C'est une des
qualités de la musique que j'aime bien.
MC - Le
rythme de la biguine est basé sur la cellule suivante
[d'après Frédéric Negrit, Musique
et immigration dans la
société antillaise, L'Harmattan, 2004,
p. 73], qui
est associée à des onomatopées.
Voilà un extrait d'une biguine de Pierre Louise (qu'on va
écouter après), avec le sonagramme et les
marqueurs calculés par Audiosculpt pour souligner les
attaques. On voit que les accents de la cellule affichée
au-dessus coïncident avec les zones plus intenses dans le
spectre. On peut écouter la cellule au ralenti.
BL - Dans
le
ralenti que tu mets, on entend bien que la métrique n'est pas
régulière. Il y a une fuite de temps, et pourtant la
mesure est toujours la même. C'est ça que j'aime bien
dans le rythme et qu'il y a beaucoup dans le jazz, cette
irrégularité dans la régularité,
cette imperfection dans la perfection. Quand on fait de la musique dans
la variété, dans les pubs, la
boîte-à-rythme enlève tout ça, on
entend « tacatacatacatacatac », on entend des petits
lapins, c'est carré, c'est rentable, il n'y a pas un espace de
libre qui est laissé au doute, c'est mécanique, c'est
économique.
MC - Si on
fait la même chose avec « D'ici d'en bas »,
on voit la même cellule rythmique caractéristique de
la biguine.
BL -
Ça, c'est irrésistible, ça fait danser
même un unijambiste, ça fait bouger. Pourquoi ? C'est
symbolique de quoi ? Comment pourrait-on interpréter
ça en philosophie, ou en « économisme », ou en
« politisme » ?
Écoute :
Pierre Louise (père d'Eddy Louiss), « Tout piti », CD Creole
Swing But Sweet.
MC -
Comment
t'est venu ton intérêt pour la Martinique ?
BL - J'ai
beaucoup joué avec Eddy Louiss. Et je suis né dans un
dancing, on jouait des mambos, de la musique afro-cubaine,
c'est-à-dire de la musique très
« danse », de la musique qui
soulevait, avec les tumba, les bongo. La musique de danse dans les
années cinquante en France, elle était très
exotique, c'était le retour des colonies. C'était
populaire. Il n'y avait pas un bal sans un mambo, un
chachacha, un boléro, une samba. Après il y
avait les paso doble, les valses-musette. Les polka, c'était
fini, toute la musique du monde rural agricole des années
d'avant quarante, tout ça avait disparu. Mais dans les bals,
il y avait ça. Après, petit à petit est
arrivé le madison, des trucs un peu jazz. Après le
twist, la révolution sextuelle. On bougeait les hanches. Dans
la musique traditionnelle gasconne, on bougeait les pieds, mais pas les
hanches. On dansait tout droit, parce qu'à la messe,
ça ne va pas. Ils étaient raides jusqu'aux genoux.
À partir de ces danses exotiques, le corps s'est mis en
branle. Moi je suis né dans un dancing qui a mis
l'église d'Uzeste au chômage [...]
MC - Quand
tu es allé en Martinique, tu as joué avec des
musiciens locaux ?
BL - Oui,
avec des vieux papys, comme dans le disque de Pierre Louise.
C'était la fin des bals-biguine, des bals-poussière,
il n'y en a plus maintenant. C'est devenu la variété,
comme ici. Les biguines, ça durait vingt-cinq minutes, tout le
monde dansait, ce n'était pas une
boîte-à-rythme. C'est vraiment un savoir-faire, et
c'est aussi un des berceaux du jazz parce que la
Nouvelle-Orléans, c'est à côté. Ils
improvisent à la trompette, le père d'Eddy Louiss
était un fan de Louis Armstrong. La clarinette aussi, il y a
eu des clarinettistes super costauds et qui improvisaient vraiment
bien. C'était avant la guerre, et puis c'est arrivé
à Paris, le Bal Nègre, le Bal Blomet, tout le monde
allait danser là.
Écoute :
Bernard Lubat, « Jazzpanic » (biotechno bop), CD Scatrap Jazzcogne,
Labeluz, 1994.
MC - Autre
rythme très rapide cette fois, à 300 BPM environ.
Voici un zoom (au ralenti) sur la cellule rythmique « toum
toum tac ». On voit bien que le « toum toum tac
» est binaire. Mais dans le « toum »
syncopé, il y a une subdivision ternaire !
BL -
Ça, c'est « blanc anglo-klaxon » [le
« toum toum tac
»]. Et ça, c'est « biguino jazz
destroy rural » [le
« toum » syncopé]. Le
« toum toum tac » est la base de toute la musique
industrielle anglo-klaxone. Ce disque est un mélange de
boîte-à-rythme, de rythmes faits à la main,
de chorus à la main, mais avec un son synthétique (il
y a le trombone qui est synthétique, mais c'est moi qui le
joue à la main), il y a un vrai trombone pas du tout
synthétique [joué par Patrick Auzier], la basse, je
l'ai faite à la main sur la rythmique. Mais la rythmique, elle
est entremêlée de boîte-à-rythme,
de cymbales (on ne l'entend pas très bien), de chabada avec
des secrets. Plus des bruits qui sont rythmisés, une
espèce de matière comme un ruisseau qui coule avec
des cailloux. C'est pas mal de boulot de studio, contrairement au
disque de chansons que j'ai fait en trois, quatre jours à
toute vitesse parce que je n'avais pas le temps, ni l'argent, je l'ai
fait tout seul vite fait. Alors que ce disque-là, il a pris
beaucoup plus de temps, parce qu'on ne savait pas le faire.
C'était il y a quinze ans. Comme on ne savait pas comment le
faire, on a cherché pendant plusieurs mois et ça a
donné ça. Mais à l'écoute,
ça n'a pas pris une ride. Tous les mecs dans le
métier me disaient « c'est bien, mais tu comprends,
ce n'est pas de la chanson », chaque fois qu'on a
chanté dans la Compagnie, avec André Minvielle.
Même dans le disque Chansons enjazzées, j'ai fait
écouter à des copains dans le métier,
paroliers, chanteurs, dans le business « oui, mais ce n'est
pas de la chanson, ça ne marchera pas ». Et c'est
vrai, ce n'est pas de la chanson, ça ne marche pas, on s'en
fout, mais pourtant il y a des paroles, de la musique. La chanson,
c'est autre chose, il suffit d'écouter à la radio, ce
que c'est que la chanson. On ne se rend pas compte à quel
point la chanson ce n'est pas ça [...]. La chanson, c'est un
produit, c'est un commerce, indépendant de notre
volonté, c'est un autre métier. Ça, c'est
à peine vendable, mais le reste de ce qu'on fait, c'est
archi-pas-vendable.
Écoute :
Bernard Lubat, « Neit in Uzestois », DVD Vive l'amusique !,
Labeluz, 2005.
MC - Autre
exemple d'un travail de montage très écrit. Ce sont
des moments différents de ton spectacle solo, où tu
joues de la batterie, du piano, etc. Et, finalement, le solo de
batterie... accompagne l'improvisation au piano !
BL - Je
caressais l'envie, un jour, de faire un spectacle où je
commencerais par jouer de la batterie, après ça
serait enregistré et envoyé sur écran, et
sur ça je jouerais du piano, ça serait
enregistré, l'ensemble, et remis sur écran,
après je jouerais je ne sais pas de quoi, je danserais ou je
chanterais, et ça s'empilerait comme ça pendant huit
jours. « Je » est un autre. Je vais essayer de le
faire un jour, pour mélanger la problématique du
temps. Qu'est-ce que ça peut donner de jouer sur
soi-même en empilant la problématique du temps.
Comment tu joues ? À quoi tu joues ? Ça devient un
orchestre.
MC -
Comment
c'est réalisé techniquement dans le DVD
[réalisation et montage de Fabien Béziat] ?
BL - Ils
l'ont fait à l'« empirisme contre-attaque ».
Ils ont passé sans doute pas mal de temps à faire
ça, « je tente ça », etc. Comme le discours que je tiens,
il est déconstruit, il est entrecoupé, il n'y a pas
de fin. Déjà les commencements ne sont pas clairs,
mais les fins non plus. Entre les deux, il se passe quelque chose,
alors tu peux bricoler.
MC - Oui
mais quand même, rythmiquement ce n'est pas évident.
BL - Ils
ont
réussi à trouver des accointances coupables.
MC - Ce
n'était pas prémédité ? Quand tu
jouais le solo de batterie, est-ce que tu te disais « tiens,
ça accompagnera ceci ou cela... » ?
BL - Non.
Quand j'ai enregistré Chansons
enjazzées, là c'était
prémédité. J'ai commencé par
enregistrer la batterie, en pensant à la structure de la
chanson qui est dessous, le nombre de mesures, les rentrées,
le pont, la fin. Après cet enregistrement, j'ai fait un piano
pour voir si la structure était correcte, le
développement du morceau avec les accords. J'ai vu que
c'était correct, et après, je n'avais plus que la
basse à faire, j'avais tout
prémédité. Mais là, ils se sont
débrouillés avec ce qu'ils ont capté car
en plus, chaque soirée est différente. Ils ont
capté plusieurs soirées, donc je ne sais pas du tout
comment ils ont bricolé ça. Mais un jour je voudrais
le mettre en scène, avec tout le hasard qu'il y a de possible,
pour voir au bout d'une heure et demi d'empilage, qu'est-ce que c'est
devenu. Et en finissant par le logiciel [cf. plus loin OMax],
imagine qu'à la fin, le logiciel reprenne tout ça et
que les gens partent en disant ça suffit, on n'en peut plus [rires].
MC - Tu es
un expert de l'improvisation, mais là c'est très
écrit, dans ce DVD ou dans Chansons
enjazzées.
Est-ce qu'il n'y a pas une contradiction ?
BL -
D'abord, l'improvisation ce n'est pas le spontanéïsme
abscond. L'improvisation, c'est un art, ce n'est pas le hasard
seulement. C'est une convocation à l'inconscient. C'est une
façon de laisser parler ce qui ne parle pas tout seul, ce qui
ne va pas de soi. C'est un état dans lequel le jazz nous a
appris à nous mettre. On a appris à improviser sur
quelque chose, sur un thème. Aujourd'hui, on a
dépassé ça, on n'improvise plus « sur quelque chose », on
improvise tout court,
c'est-à-dire que ce n'est plus de l'improvisation, c'est de la
« composition instantanée multimédiate ». Comme dit Édouard
Glissant : « Il n'y a
pas de commencement absolu. Les commencements fluent de partout, comme
des fleuves en errance, c'est ce que nous appelons des
digenèses » [La
cohée du lamentin (Poétique V),
Gallimard, 2005, p. 37, cf. entretien avec Laure Adler, http://www.potomitan.info/atelier/glissant3.php].
Ça n'arrête pas de commencer, ça
n'a jamais commencé et ça n'a jamais fini, c'est
« entre » que ça se passe. C'est pour
ça que le jazz se « délibère
» dans tous les sens, sous l'impulsion de musiciens comme
Jacques Di Donato. Au CNSM de Lyon où il a
été professeur pendant vingt ans, il a ouvert une
classe d'improvisation qui n'était pas de souche jazzistique.
L'influence venait de la musique savante européenne, de
Varèse, de Boulez, de toutes les musiques atonales,
asymétriques. Jacques Di Donato a cultivé pendant
vingt ans le fait de rendre possible l'improvisation à des
musiciens qui venaient d'une culture classique, d'un enseignement
technique classique. C'est incroyable l'imagination qu'ils avaient pour
inventer des musiques. Leur seul manque - et c'est pour ça que
j'intervenais dans ces cours -, c'était la
problématique rythmique. Ils étaient un peu
trépanés (« très panés ») du rythme, pour une question de non
dits, d'interdits, de
préjugés, de pré-supposés. Le
rythme c'est prolétarien, c'est considéré
comme une bassesse. Peut-être que c'en est une, mais c'est
peut-être une qualité, car comment faire du haut sans
le bas ? Ça, on le retrouve chez plein d'improvisateurs
aujourd'hui, dont on dit qu'ils sont sur la scène du jazz,
mais aussi de la musique improvisée parce qu'on ne sait plus
comment nommer [...]
En même temps, chacun a sa propre histoire, il fait ce qu'il
peut avec, et moi, mon histoire vient du jazz. J'ai eu la chance, ou la
malchance, de jouer à dix-huit ans avec Dexter Gordon, Bud
Powel, Pierre Michelot, René Urtreger [...], qui jouaient des
trucs que je trouvais monstrueux. Surtout cette capacité de
rythme, ce qu'on peut appeler le swing, et ça ne m'a pas
quitté. Même dans la musique savante que je suis
capable de produire, j'ai le swing là-dedans qui me colle au
cul, comme du plaisir. En même temps, ce n'est pas de la
nostalgie, ce n'est pas du passé. Pour moi, ce rythme, il n'a
pas d'âge, il est autant dans le futur que dans le
passé. Cette capacité de swinguer, cet heureux-bondi
de la narration, que ça soit un langage ancien ou un langage
nouveau, il faut que ça rebondisse.
MC - Comme
tu disais dans la citation que j'ai lue au début, c'est aussi
lié au corps. Mais quand ça passe par le truchement
de l'écriture et du montage, on s'éloigne un peu du
corps ?
BL - [anecdote d'une
étudiante d'une classe d'improvisation qui se met à
jouer de la vielle à roue et qui devient très
métrique, cf. texte du colloque « L'improvisation :
ordres et désordres », op. cit., p. 45]
Le rythme, c'est une transe, c'est répétitif, c'est
un truc que tu mets en branle, que tu vas cueillir au fond de toi, qui
ne t'es pas offert, tu ne nais pas avec, ça n'est
donné à personne [...]. C'est une lecture de soi,
c'est une façon de s'insérer dans le temps, une
signature du temps personnelle, une façon de s'inscrire dans
le temps qui passe avec une empreinte. C'est pour ça que c'est
extatique, et qu'il y a beaucoup de plaisir et de souffrance à
jouer ce truc. Les batteurs de jazz comme Kenny Clarke, Elvin Jones,
Roy Haynes, la gueule qu'ils faisaient quand ils jouaient, ils
s'arrachaient, ils allaient le chercher en eux. Ce sont eux qui ont
beaucoup soutenu, parce que je pense que Coltrane n'aurait pas
existé sans Elvin Jones, qui lui foutait une merde
derrière, une espèce de bruit, de tempo bizarre
à la fois carré, rond, ovale, et Coltrane qui venait
de passer une dizaine d'années à jouer de la musique
métrique à quatre temps, ou un peu à trois
temps dans des valses célèbres, tout d'un coup il a
joué avec un ouragan. C'est un mystère, le rythme,
qu'on ne résoudra pas, mais il faut s'y coltiner. C'est
inatteignable, mais c'est pour ça que c'est
intéressant. Dans les boîtes de jazz, les musiciens
passaient leurs nuits à poursuivre une chimère
à quatre temps, à trois temps, à poursuivre
le chorus du siècle.
Écoute :
Logiciel OMax, fichier
« Avril05_12.ro.aiff »,
improvisation produite en 2010 avec des paramètres et une
orchestration contrôlés par Gérard Assayag,
données captées en avril 2005 avec Bernard Lubat.
MC - [...] C'est
le principe des « embryons
congelés », les phrases jouées par
Bernard Lubat ont été captées en 2005, mais
c'est seulement il y a quelques jours (en 2010) que le logiciel a
improvisé sous le contrôle de Gérard Assayag
pour engendrer cet exemple. Gérard, est-ce que tu peux
expliquer comment ça marche ?
Gérard Assayag
-
[explication du
fonctionnement d'OMax : le logiciel fait une sorte d'enregistrement de
ce que joue le musicien, mais c'est plus qu'un enregistrement car il
construit un modèle, c'est-à-dire une sorte de
« cartographie » ; ensuite, il parcourt des chemins
dans cette cartographie pour engendrer une nouvelle
improvisation ; on peut focaliser le logiciel dans certaines
régions du passé, comme le motif obsessionnel qui
revient ; quand on le laisse filer, il part dans des divagations ; il y
a aussi l'orchestration qui est nouvelle, car les phrases originales
ont été jouées au piano ; dans cette
réorchestration, certaines phrases émergent alors
qu'elles passaient inaperçues avec le son de piano initial]
BL - On
parle beaucoup
d'« identité » comme si
elle était acquise à tous jamais. Mais quand
j'écoute ça, je reçois une baffe par rapport
à ce que je crois que je suis. Plus on joue à
ça, plus je le deviens. Ça me fait écouter
un dépassement de moi, une incapacité de moi, parce
que la machine ne fait pas de psychologie, sa mère, son
père, son enfance malheureuse, elle n'en a rien à
foutre. Le logiciel fonce dans le tas, il fonce dans le brouillard. La
Compagnie Lubat, je l'avais appelée
« compagnie transartistique de
divagation ». Là, j'ai vraiment la preuve
qu'on est des enfants de chœur dans la divagation, mais
finalement, si on divague trop, c'est l'anarchie, c'est la
révolution. Mais restons dans la divagation sonore. Quand
j'écoute ça, je me dis « tiens,
j'aurais dû jouer comme ça ».
J'écoute cette pièce sur une petite cellule,
peut-être que parfois on joue comme ça, mais on ne
s'en rend pas compte parce qu'on n'a pas de retour. Quand on divague,
on s'en excuse parce que ce n'est pas social. À la fin du
concert, les mecs, je vous ai payés pour faire du jazz, il a
sa vision du jazz et son chèque : « oui,
mais tu comprends, file-moi le chèque, je t'expliquerai
après ». Il y a tout ça qui se joue
là-dedans, qui fait qu'on ne va pas vers là. Tout le
travail qu'on a fait avec OMax, ça me fait penser à
la chanson « il est libre Max »,
ça me rappelle qu'on a joué comme ça, mais
sans doute qu'on était culpabilisés. C'est une
espèce de « lutte des
glaces », une espèce de miroir
« suis-je le plus moi que beau ».
À la fois c'est soi, mais ce n'est pas vraiment soi, c'est soi
révélé par un logiciel qui lui a d'autres
chats à fouetter. En plus, c'est manœuvré
par Gérard qui y met sa subjectivité, il ne fait pas
que brancher, il y met sa culture musicale, sa sensibilité,
donc c'est en ce sens que ça me passionne sur le plan de
l'« identité », parce
qu'elle est impure.
Pierre Labrot -
Le logiciel est écrit dans quel langage ?
GA - Il y
a
deux environnements logiciels existants qui sont associés,
l'un permet de programmer en Lisp, l'autre en C. Pourquoi a-t-on
utilisé deux environnements ? Parce que l'un est
spécialisé dans le temps réel et permet
d'interagir vite, et l'autre est plutôt fait pour la
composition et permet de développer des structures, des
formes, des choses riches. C'est intéressant sur le plan
musical parce qu'on a distribué sur deux environnements deux
échelles de mémoire qui sont convoquées dans
l'improvisation, la mémoire immédiate qui est la
mémoire réactive, on réagit à la
milliseconde probablement sans réfléchir, c'est la
mémoire procédurale, on a ça dans les
doigts, et l'autre, la mémoire à moyen et long terme
où l'on convoque la culture musicale, on va restituer un bout
de phrase parce qu'on l'a entendue il y a vingt ans. C'est probablement
assez proche de ce qu'il se passe dans la structure cognitive.
MC -
Jankelevitch, le philosophe qui s'est intéressé
à l'improvisation, disait qu'elle se situe entre
« réflexe et
réflexion », ce qui correspond assez bien
aux deux logiciels utilisés [Vladimir Jankelevitch, Liszt, rhapsodie et improvisation,
Flammarion, 1998, p. 108].
BL - Oui,
mais en temps réel, c'est-à-dire en temps perdu
d'avance, on n'y revient pas. C'est la problématique de
l'improvisation, c'est sa qualité, mais c'est aussi son
défaut. On ne peut pas y revenir.
GA - En
concert, c'est vrai, mais même là, j'avais le temps,
mais j'ai laissé faire.
BL -
Après le concert, si on réécoute et si on se
laisse aller, on jette à peu près 99% de ce qu'on a
joué. Mais là c'est une erreur aussi parce qu'on
revient dans un souci de perfection et de culturalisme qui n'est pas
forcément le meilleur réflexe. L'intéressant
dans cette écriture automatique, c'est quand on
l'écoute dix ans après. C'est toujours pareil,
question de rythme, et de temps et de résurgence. Je fais
souvent l'expérience, deux jours après le concert,
c'est inécoutable, je ne supporte pas, et puis par hasard deux
ans après, tiens, c'est quoi ce truc-là ? Il
y a un problème de relatif qui est lié à la
culture, parce que chaque fois qu'on exprime l'inconscient, il nous
dérange, parce qu'il n'est pas pur, il n'est pas dans la
norme, il est planqué. Donc quand il apparaît
à la surface, c'est un peu le tambour du temps passé
qui n'a pas d'âge. Il est difficile à concevoir pour
nous, petits humains. Comme disait Valery, « le
goût est fait de mille
dégoûts »
[« Choses tues », 1930, Tel
Quel I,
Gallimard, coll. Idées, 1971]. Depuis que j'ai lu cette
phrase, je me méfie de mes goûts. Pour ce qui est de
ce travail avec l'ordinateur, je pense que si l'on développe
la question de cette capacité, ça va changer beaucoup
de choses, ça va être une révolution
« trans-sans-sandales » musicale.
Quand on va écouter ça, qu'on va le cultiver, qu'on
va jouer à ça, on ne pourra plus jouer comme avant
parce que ça va nous montrer qu'on peut jouer
autrement. On sait déjà qu'on peut jouer
autrement, mais on n'ose pas parce qu'il faut survivre, parce qu'il
faut manger, il faut payer la note. Quand j'entends ça, c'est
comme si je m'entendais jouer dans cent ans, c'est vexant, j'aurais
voulu le faire tout de suite. Mais en même temps, plus on fait
ça, plus ça me libère, plus je m'inspire de
ça. Ce qu'on vient d'écouter, ça rentre dans
mes oreilles, ça rentre dans des potentialités, plus
on va avancer là, je ne joue plus du piano comme avant, sans
rien perdre de mes amours. Ça crée des autorisations,
des possibilités, des nécessités pour
plonger dans « ce qu'on voulait faire, c'est en le
faisant qu'on le découvre ». On en revient
à ce que je disais tout à l'heure pour
l'éducation « tu ne joueras pas tant que tu
ne sauras pas jouer ».
GA -
L'expérimentation de musiciens avec ce logiciel pose aussi la
question de la
« complexité ». Quand on
laisse tourner le logiciel, il peut jouer pendant des heures, donc il y
a une complexité potentielle. Autre remarque pour revenir
à ce que tu disais sur
l'« irrégularité »
dans le rythme, cela évoque aussi pour un informaticien la
notion de complexité. Quelque chose qui n'est pas complexe,
c'est quelque chose qu'on peut résumer, donc qui est
régulier. Quelque chose de complexe comme le solo de batterie
qu'on a vu tout à l'heure, on ne peut pas le résumer
car ça contient beaucoup d'informations. Ce qui est
intéressant avec le logiciel, c'est qu'il peut explorer cette
complexité à l'état latent, parce qu'au
départ tu as fait des rythmes complexes, des voicings
complexes.
BL - Dans
ce
qu'on vient d'écouter, si on essaie de mettre une mesure, un
temps, on ne peut pas y arriver. Et pourtant, il y est, pourtant on est
pris par un continuum qui n'est pas qu'horizontal, qui est aussi
vertical. Il y a une verticalité qui est induite, mais ce
n'est pas une verticalité qui est réductible
à une mesure, même à un temps. J'ai
essayé de voir s'il y avait un temps, mais non, et pourtant
ça continue. C'est ça que j'appellerais le
« swing », c'est un
dépassement. On sent que c'est complexe, mais on s'en fout,
parce que la proposition qu'on nous fait dépasse l'endroit
où l'on ne comprend pas. On accepte de plonger dans un endroit
qu'on ne comprend pas, qu'on ne peut pas analyser, on ne peut pas taper
du pied, parce qu'on n'a pas le temps, parce que la proposition est
tellement intéressante qu'on n'a pas le temps. Et pourtant on
accepte, on voit que c'est compliqué, mais on accepte. Donc ce
que j'entends par le rythme et le
« swing », ce n'est pas une
métrique régulière. Le swing, il est dans
l'asymétrie, dans la métrique
irrégulière, mais c'est dans la narration de ce plein
et délié, de cet heureux-bondi, ça
n'arrête pas de rebondir même quand ça se
calme. Quand ça se calme, on attend. On est sans
arrêt aspiré vers l'avenir. À ce
compte-là, on s'en fout que ça soit simple ou
complexe. Ce n'est pas qu'on s'en fout, mais on n'a plus le temps, on
est pris par une autre urgence. C'est ce qui se passe souvent avec des
gens qui écoutent la musique, qui n'y connaissent rien, mais
qui l'apprécient souvent mieux que ceux qui sont des
jazzistiques éclairés. J'ai remarqué que la
novation, la respiration de la pensée ou de l'invention vient
des festival bâtards, des événements
bâtards qui ne sont pas clairs sur leur identité.
Mais par contre, ceux qui savent très bien ce qu'ils sont, ils
y « arrivent ». C'est ma
réponse au complexe. D'un seul coup, j'intègre le
complexe, après je vais théoriser dessus ou je vais
réfléchir dessus. Mais pour que je puisse
réfléchir sur le complexe, il faut que je le
recueille, que je l'accueille, et que j'accepte de l'accueillir.
Là, c'est l'exemple type où d'un seul coup, il y a
une espèce de « proposition à la
narration » qui me fait accepter que je n'y comprends
rien, que ce n'est pas une raison pour ne pas l'accepter. C'est un
processus philosophique important d'accepter l'autre que tu ne
comprends pas. Il y a l'autre que tu ne comprends pas, tu ne sais pas
qui c'est, mais il arrive et tu l'acceptes surtout parce que tu ne
comprends pas. Qu'est-ce qui fait que tu acceptes ? Qu'est-ce
qui fait que dans notre situation, on n'accepte pas l'autre parce qu'il
n'est pas comme nous ? Le nombre de gens que j'ai entendus furieux
après un concert parce que « ce n'est pas du
jazz, ce n'est pas de la musique, ce ne sont pas des Blancs, ce ne sont
pas des Français ». C'est bizarre qu'on ne
puisse pas avoir cette patience de l'autre, du différent. Et
l'art musical, notamment, ça devrait nous cultiver à
cette sensibilité, à cette patience. Parce que si
l'autre n'est pas différent de soi, alors on se
réunit dans le « tous
ensemble », dans l'appartenance, et l'on va aux
Vieilles verrues, ou à Marciac. Je suis invité
à Marciac, mais pas au festival, je suis invité au
mois de décembre, ils m'essaient en hiver.
Écoute :
Joey Negro (DJ house), « I Know You, I Live You », CD Back To The Scene Of
The
Crime, 2001, avec Yolanda Wyns (chant).
BL - Tu
peux
arrêter parce qu'on sait déjà que
ça va durer un bon moment. J'aime bien la soul, j'aime bien la
fille qui chante. En même temps, si tu ne danses pas avec une
pilule ou une demi-bouteille, tu sais ce qu'il va se passer.
Ça nous arrive de jouer des funky, des
« souleries » avec ce
rythme-là, mais avec dessus de la jungle, du contrepoint, des
mecs qui « chorusent » et qui se
mettent minables.
MC - Une
fois où l'on discutait de ça, tu m'avais dit que
c'est plutôt
un « groove »,
c'est-à-dire un état.
BL -
Ça reste un truc commercialisé, alors que ça
pourrait servir à autre chose. Le rythme de base,
là-dessus, s'il était vécu, si ce
n'était pas des zombies qui le jouent, on pourrait faire autre
chose, y compris faire danser. Ça, si tu veux, ce sont des
« musiques du manque », du manque
de rythme. On produit ça et c'est pour ça que
ça se vend. Ils organisent le manque et après ils
fourguent la came, c'est comme l'héroïne. Alors
à part ça, la fille qui
« choruse », c'est super, elle a le
blues dans la peau. Les mecs qui jouent ça, vachement bien.
Mais c'est statique,
« marchandisé », c'est
fait pour que ça se vende comme ça. Tu imagines
ça pendant une heure ? Même un quart
d'heure ?
[...] Ça nous arrive souvent de jouer des morceaux comme
ça, on se rencontre souvent avec Archie Shepp, il aime bien
jouer dans les bals avec nous. Il envoie des chorus...
« waouh hou hurgl... », ça
change tout. Et puis du coup, il y a une polyrythmie qui s'installe, il
y a une espèce de désordre dans l'ordre. Alors que
là, c'est
« marchandisé », c'est
pour les boîtes de nuit. Je ne peux pas m'empêcher,
dans l'analyse, de l'identifier comme marchandise.
MC - Ce
que
des gens qui font ça, et qui réfléchissent
à ce qu'ils font, disent, c'est que la technologie apporte une
autre dimension par rapport à ce dont on a discuté
tout à l'heure à propos des expériences avec
OMax, dans la possibilité de maîtrise du temps, parce
que quand c'est avec la machine qui joue, on a une capacité de
maîtrise qui est nettement supérieure. Par exemple
dans « Jazzpanic », quand on le
ralentit, on voit que tu as mis dedans des trucs ternaires à
l'intérieur d'un truc binaire, mais c'est infaisable au tempo
où c'est joué. Tu l'as fait parce que tu utilisais la
machine.
BL - Non
à la main, c'est faisable. L'histoire de la machine,
là, c'est surtout que tu ne la déclares pas
à la sécurité sociale, tu n'as pas de cachet
à payer, et ça dure toute la nuit, ça va
très bien avec la durée des pilules qui tiennent
trois, quatre heures et après il faut en prendre une autre.
Dans les boîtes, tu ne peux plus jouer de la musique
à la main, il faudrait des esclaves qui acceptent de jouer de
onze heure du soir à neuf heure du matin.
MC - C'est
ce qu'ils font à Madagascar dans les séances de
possession.
BL - Oui
mais ils le font pour d'autres raisons. Cette fonction dans les
boîtes, avec la pilule, c'est aussi la transe. Mais c'est une
transe chimique, une « transe
beauf », ce n'est pas une transe poétique.
Par rapport à ces transes dont tu parles, soit disant
archaïques, on est des rigolos à
côté, on est des machinistes, c'est le Club
Méditerrané. J'ai assisté à la
Guadeloupe à plusieurs soirées, avec les copains
d'Akiyo [groupe de
musique guadeloupéen créé en 1979 par
Vélo et les frères Nankin], à
des « nuits tambour ». Il y a un
type qui commence à jouer, puis les mecs arrivent, et
à la fin il y a quatre-vingt tambours. Il y a des herbes, du
rhum. Et là jusqu'à neuf heures du matin, tu es dans
une espèce de transe complexe, ce n'est pas
« tut tut tut tut tut... » pendant
huit heures, c'est polyrythmique, c'est un entremêlement de
trucs, ce sont des images mentales qui ne sont pas les mêmes,
c'est une autre tessiture, un autre tissage de problématiques.
Ce n'est pas le fait que ça ne soit fait qu'à la
main. On pourrait peut-être arriver avec la
mécanique, les machines, à des rythmes complexes.
Mais ce n'est pas qu'une question de machine, c'est une question de
politique, c'est une question de commerce. À Uzeste, on fait
des choses intéressantes, mais ça ne vaut rien.
Sitôt que ça vaudra quelque chose,
terminé ! J'ai essayé que cela vaille un
peu, mais d'un seul coup on reprenait les réflexes de
consommation, les mecs ils font la queue avant le spectacle, alors
ça commence pas à l'heure, on est mal assis, et sur
l'affiche ce n'est pas ce que vous aviez dit, etc. Et là, tu
reviens dans le clientélisme, tu reviens dans le conformisme.
Pour que ça soit une autre liberté, il faut inventer
des intervalles, ouvrir des espaces, et dans la
société d'aujourd'hui, il faut avoir des biscotos
costauds pour les tenir ces intervalles. Nous on réussit
à ouvrir pendant huit jour, après l'hiver deux jours,
où on essaie de faire des trucs qui ne servent à
rien. C'est vachement dur de ne servir à rien
aujourd'hui, pour qu'il y ait, justement, ce qu'on vient d'entendre [avec OMax], le
hasard, la liberté d'être surpris, de rêver,
de divaguer, et en même temps de faire ça en public,
de le partager avec des gens pour qu'il y ait une espèce de
rituel contemporain, pour qu'il y ait ce que Glissant appelle une
« relation poétique »
[Édouard Glissant, Poétique
de la relation, Gallimard, 1990]. C'est quoi une relation
poétique avec les gens, avec l'autre ? Ce n'est pas
avec un avocat, ce n'est pas avec un chèque. Comment tu fais
pour avoir une relation gratuite qui ne soit valable que par ce qui
t'arrive, et par où ? Par le corps, par les oreilles,
par les yeux ? Pas par le portefeuille. Pas forcément
par le sexe. Par le langage ? Dans la musique qu'on a entendu [Joey Negro], ce
n'est pas une relation poétique, c'est une relation sur soi,
tu danses tout seul sur toi-même. Et là tu rentres
là, contre les jambes, et la nana, elle rentre de l'autre
côté, et puis ce n'est pas forcément la
panacée.
Jean Pouchelon -
J'ai eu cette discussion avec des DJ. Ce qu'on a entendu, je ne pense
pas que ça soit vraiment commercial, il y a pire. Les premiers
DJ de house, ils ont pris à la culture noire. De temps en
temps, ce n'est pas mal de se faire un plat surgelé. Ce sont
un peu des musiques « cocon ».
BL - C'est
la société d'aujourd'hui. Mais on peut faire
autrement. Un jour, je suis allé à Niort, il y a une
école de musique où je suis allé parler. Et
dans la soirée, on me dit qu'il y a un DJ, et j'entends un DJ
qui utilisait Mingus, Miles, Duke Ellington, il mélangeait
avec de la soul, j'étais sur le cul de voir comment le mec,
avec le talent qu'il avait, avec la sensibilité qu'il avait,
il entremêlait les tempos, comme un cuisinier qui a de bons
ingrédients. Je le regardais faire pendant toute la
soirée, c'était un compositeur, il avait des
bruitages aussi. Mais il faisait ça parce que c'était
une soirée exceptionnelle, un peu comme nous à
Uzeste. Sans ça, pour gagner sa croûte, il faut qu'il
fasse le DJ, qu'il serve la soupe à des gens qui sont en
manque, en manque d'être. Donc ce n'est pas la question du DJ.
Mais la problématique du DJ, c'est de faire danser des gens
qui ont besoin de se mettre minables, tu ne peux pas le faire avec un
orchestre parce qu'il faut jouer cinq heures. Il y encore des endroits
où tu peux le faire, à Cuba, où ils ont des
orchestres pas chers, ils sont payés au mois, ils sont
dix-sept musiciens. Mais quand ils changeront de régime, ils
seront deux. Un peu comme en Afrique où ils sont très
nombreux, mais quand ils viennent en France, ils sont moins nombreux
parce qu'il y a le voyage. À quinze, tu peux jouer plus
longtemps. On voit ce que c'est, nous, les bals qu'on fait à
Uzeste, souvent on fait le concert et on fait le bal après. On
fait le concert et après on fait une pause et on aime bien
faire danser. Mais deux heures de concert et deux heures de bal, on est
rôtis. Et là, quand on finit le bal vers une heure et
demi du matin, tu as les mecs qui arrivent pour commencer la
soirée de deux heures à six heures du matin,
maintenant c'est la mode, ils se mettent minables. Et nous, on est
cuits. Donc là, il faut les machines. Ça a un rapport
aussi à l'économique, la machine, ce n'est pas que le
goût. Il faut fournir la came, il faut tenir les gens
éveillés, pour qu'ils soient en forme pour aller
bosser, ou au chômage, lundi. C'est pipo-litique. On pourrait
faire autre chose, c'est pour ça que ça
m'intéresse ce travail avec vous [sur
OMax], parce
qu'on est dans un espace de liberté, de recherche, on n'est
pas dans l'obligation de fournir. Pourquoi aussi on cherche à
faire des bals, et pourquoi je disais que j'aimerais bien que les bals
et la musique de danse populaire soit au programme des conservatoires,
parce que c'est une question de maîtrise, d'apprentissage de
la musique, de l'oreille, de la maîtrise, du sens du rythme,
du travail sur son instrument. S'il y avait la musique de danse,
ça relativiserait la musique savante et à
côté la musique inférieure. Parce que les
gens de la musique savante se rendraient compte que jouer un chachacha,
c'est très difficile, jouer un mambo, c'est très
difficile, improviser sur deux accords, ce n'est pas si facile que
ça, improviser sur quatre, cinq accords non plus, improviser dans le
rythme, c'est très difficile. Puisque
dans les conservatoires, en général, on
prône la difficulté comme étant une valeur,
la complexité comme étant une valeur. Mais cette
complexité, ils n'en veulent pas [...]
François
Picard -
Il y a quand même des lieux à Paris où l'on
se retrouve pour jouer du tambour (par exemple les
« Macaques » à
Clignancourt).
Pierre Labrot - Il y a moins
de bistrots où l'on joue de la musique.
Emmanuel Parent -
J'ai trouvé que ce qu'a dit Bernard Lubat était
très politique, alors qu'on est dans un séminaire
formel. Sur la question des bars, il y a des gens qui sont conscients
de ça et qui se battent, parce que ces endroits sont les
premiers pour la pratique amateur, pour qu'elle soit présente
et vivante.